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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/306

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nozisme poétique. Cette interprétation de la nature a conduit Goethe aux applications les plus hasardeuses de deux principes vrais en soi, l’unité de type et la loi des métamorphoses, mais qui, poussés au-delà de toute mesure, détruisent les différences fixes, irréductibles, entre les variétés des êtres et les ordres distincts de phénomènes de la vie, et réduisent la réalité vivante à n’être plus que le théâtre mobile de transformations sans fin : conception systématique et outrée, où l’idée du phénomène s’exagère jusqu’à faire disparaître de la scène de la nature les substances particulières pour n’y conserver qu’une substance vague, commune à tous les êtres, unique et universelle, qui passe à travers toutes les formes animales ou végétales, indifférente à toutes et ne se fixant nulle part. C’est ainsi que déjà dans les travaux de Goethe sur l’histoire naturelle on sent comme une perturbation constante, une déviation produite par l’attraction souveraine de l’idée qui ne cesse pas d’agir à distance sur sa pensée, l’unité spinoziste. S’il n’y a pas dans ses conclusions en histoire naturelle une métaphysique déterminée, il y a déjà une tendance marquée qui l’entraîne irrésistiblement, à travers les phénomènes et les lois générales, vers certaines solutions sur le problème des causes et des origines.

Et cependant qui plus que Goethe se défia jamais de la métaphysique ? qui jamais, avec plus de vivacité que lui, l’a dénoncée comme l’éternelle ouvrière de l’illusion humaine, comme une maîtresse d’erreurs ? La suprême louange qu’il accordait à Kant, c’était d’avoir marqué des bornes à la curiosité effrénée qui nous entraîne dans « les choses d’un autre monde. » Il veut rester sur la terre ; il prend pied dans cette réalité dont il fait partie, et, s’appropriant une pensée de Hamann, il déclare qu’on n’en peut franchir les limites que dans l’entraînement d’une sorte de délire. « L’homme est, comme être réel, placé au milieu d’un monde réel, et doué d’organes tels qu’il peut reconnaître et produire le réel… Tous les hommes en santé ont le sentiment de leur existence et d’un monde extérieur qui les environne. Cependant il se trouve aussi dans le cerveau une place vide, c’est-à-dire une place où nul objet ne se réfléchit, tout comme dans l’œil même il se trouve une petite place qui ne voit pas si l’homme porte son attention particulièrement sur cette place, et qu’il s’y enfonce, il tombe dans une maladie mentale. Il y devine ces choses d’un autre monde ; il y fait naître des chimères démesurées et sans formes qui remplissent l’âme d’angoisses, comme ferait un espace ténébreux et vide, — et qui poursuivent, avec plus d’acharnement que des spectres, l’homme qui ne sait pas s’en délivrer[1]. » On croit entendre Lu-

  1. Pensées en prose, Maximes et Réflexions, quatrième partie.