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crèce retraçant dans ses tableaux ineffaçables les vaines terreurs de l’humanité, les hallucinations religieuses dont nous troublons notre vie, les ombres malsaines de dieux cruels et faux que nous évoquons follement quand nous devrions les conjurer par le mépris, les rejeter dans le néant, et qui font de notre existence un Tartare anticipé ou plutôt le seul Tartare qui existe réellement, celui que nous construisons nous-mêmes :

Hinc Acherusia fit stultorum denique vita[1].

Ce n’est pas le seul rapprochement qui s’offre à la critique entre les deux poètes. Nous aurons l’occasion de revenir avec plus de développement sur ces curieuses analogies qui, à travers tant de siècles, dans des civilisations si différentes, avec des maîtres aussi opposés qu’Épicure et Spinoza, permettent de placer en regard ces deux grands noms, Goethe et Lucrèce.

Goethe essaie en vain de se soustraire à la métaphysique ; à moins d’être sceptique absolu, on n’y échappe pas. La négation même, dans cet ordre de problèmes, implique une certaine manière de les résoudre, une solution telle quelle, mais enfin une solution. Goethe a beau dire que « nous vivons en-deçà des phénomènes dérivés et que nous ne savons en aucune façon comment parvenir à la question première. » Il y parvient pourtant, il a même sa façon très personnelle de la résoudre. Il avoue aussi « qu’on ne saurait parler pertinemment sur maints problèmes que présentent les sciences naturelles, à moins d’appeler à son aide la métaphysique, mais non celle de l’école qui se paie de mots ce que nous avons en vue a existé avant la physique, existe avec elle et subsistera longtemps après[2]. » Il faut donc bien, quoi qu’on en ait, en passer par là. Il faut arriver à une philosophie première. Le seul point est de ne pas se payer de mots.

Pour cela, Goethe prend contre lui-même deux précautions la première est de se tenir aussi près que possible de la réalité, de ne pas sortir de ce monde que lui révèle l’expérience, de ne pas placer en dehors, dans des espaces que personne n’a pénétrés ; les causes primordiales qu’il croit saisir : En second lieu, il s’engage à ne pas attribuer une force démonstrative à cet ordre de conceptions qui ne reposent pas directement sur un phénomène sensible, sur une expérience positive. Il ne veut pas se priver des ressources de tout genre que donne à l’esprit la puissance qu’il a de croire, mais il s’oblige à ne pas confondre ce qu’il croit et ce qu’il sait. Même dans les hautes spéculations auxquelles sa pensée se laisse parfois

  1. De Natura rerum, lib. III.
  2. Pensées sur les Sciences naturelles, Réflexions et Aphorismes.