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entraîner, dans cette magnifique inspiration dont il fut comme saisi et possédé le jour des funérailles de Wieland, alors même il n’oublie pas et ne laisse pas oublier aux autres que ce ne sont là que de belles inductions dont l’enchaînement et la splendeur le ravissent. « Pour savoir avec précision quelque chose, répète-t-il sans cesse, il faudrait tout savoir. Les idées qui ne trouvent pas dans le monde des sens un appui solide, quelle que soit toute la valeur qu’elles conservent pour moi, ne sont pas dans mon esprit des certitudes, parce qu’en face de la nature je ne veux pas supposer et croire, mais savoir… Ah si nous connaissions bien notre cervelle et le lien qui l’unit à Uranus, et les milliers de fils entremêlés sur lesquels passe et repasse la pensée ! Mais nous n’avons le sentiment des éclairs de la pensée qu’au moment où ils nous frappent. Nous ne connaissons que les ganglions, les parties extérieures de la cervelle ; de sa nature intime, nous ne savons pour ainsi dire rien. Que voulons-nous donc savoir de Dieu ? »

La foi, c’est-à-dire, dans le langage de Goethe, l’intuition philosophique non fondée sur des expériences positives, vient combler les lacunes de la science. Il ne la repousse pas, bien au contraire ; mais il lui trace son rôle et ses limites. À la base même de toute théorie physique, il y a des phénomènes primitifs « dont il est inutile de vouloir, par des recherches, troubler et déranger la divine simplicité, et qu’il faut bien abandonner à la raison pure. » De même à l’origine de toute philosophie, il y a tout un ordre de sentimens divins qui s’imposent à nous d’une façon immédiate. Il est naturel d’admettre que la science ne peut exister que comme un fragment informe dans une planète comme la nôtre, qui n’est elle-même que le fragment d’un monde brisé ; toute observation y reste forcément imparfaite, mais les limites imposées à notre observation ne s’imposent pas à notre foi. « Faisons d’ardens efforts pour pénétrer par les deux côtés ; mais en même temps conservons sévèrement entre eux la ligne de démarcation. Ne cherchons pas les preuves de ce qui n’est pas susceptible d’être prouvé, car autrement nous laisserons dans notre construction prétendue scientifique des témoignages de notre insuffisance que la postérité découvrira tôt ou tard. Où la science suffit, la foi nous est inutile ; mais où la science perd sa force et paraît insuffisante, il ne faut pas contester ses droits à la foi[1]. » Et ailleurs, résumant sous une forme familière et vive les services intérieurs, secrets que cette foi philosophique rend à chacun de nous, « c’est un capital particulier, une réserve, disait-il, comme il existe des caisses publiques d’épargne et de secours où l’on puise pour donner aux gens le nécessaire dans les jours de détresse. Ici

  1. Conversations avec Falke, janvier 1813, trad. Délerot.