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le croyant se paie, dans le silence, à lui-même ses intérêts[1]. »

On voit que, si Goethe a une métaphysique, ce n’est qu’une métaphysique de vraisemblances. On comprend d’ailleurs que ce probabilisme philosophique s’élève ou s’abaisse selon les circonstances, sous l’empire des diverses émotions qui traversent notre vie. Pour continuer la métaphore de Goethe, c’est un capital tout idéal dont on dispose à son gré, et qui, semblable à un trésor magique, augmente à mesure qu’on y puise. Aux heures où la jeunesse abonde en nous, où l’immense inconnu s’ouvre devant nous comme une conquête assurée, où toutes les facultés s’éveillent à la fois, où le joyeux tumulte de leur fécondité semble mettre dans notre existence je ne sais quoi d’infini, quand toutes les joies de la terre conspirent pour la félicité d’un seul, quand l’âme s’exalte dans sa force et que l’orgueil de la vie l’enivre, qui donc alors parmi ces fiers possesseurs de la nature et ces conquérans du monde intellectuel, qui donc irait demander des ressources précaires à des idées douteuses, si éloignées de la brillante réalité ? Le trésor intérieur, négligé, s’appauvrit de jour en jour. Mais quoi ! dans la vie la plus belle et la plus riante, n’y a-t-il pas « des jours de détresse ? » Ne peut-il pas arriver au plus triomphant des poètes, au plus applaudi des écrivains, à celui même que tout un siècle, tout un grand pays admirent et envient, d’être saisi au milieu de sa gloire par quelque angoisse secrète ? C’est surtout au penchant de la vie, au-delà de ce sommet que l’on pensait d’abord ne jamais atteindre et après lequel la descente semble si rapide, quand la fécondité de la pensée, sans s’épuiser, se ralentit et que déjà se rétrécit devant nos yeux cette carrière dont les limites lointaines paraissaient autrefois se confondre avec l’immensité, quand il n’y a plus rien d’inconnu à attendre de nos facultés ni de la vie, et que le long de la route parcourue on marque derrière soi tant d’étapes du nom de quelque ami, parti joyeux, lui aussi, vers l’aube et tombé sous le poids du jour, c’est alors que se produisent dans les plus fermes esprits ces retours mélancoliques sur l’insuffisance de la nature à remplir la capacité d’une âme, ces appels passionnés à quelque chose d’au-delà. Goethe, malgré toute sa stoïque fierté, n’a pas échappé à cette loi. Il a eu, lui aussi, ses jours de dénûment intérieur, pendant lesquels il semble puiser plus largement au trésor secret de ces intuitions primitives, de cette foi philosophique, follement dissipé et jeté au vent dans le premier enivrement de la vie. Il exprime alors, avec une sorte de solennité, des doctrines plus conformes aux instincts religieux du genre humain. Il est d’autant plus libre

  1. Pensées en prose, Maximes et Réflexions, troisième partie.