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de le faire qu’il n’est lié à aucun système. Qu’on y prenne garde cependant même alors, je crains qu’il n’exprime des émotions esthétiques plutôt que des convictions. Ce sont des idées dont la beauté le charme plutôt que la vérité ne le persuade. L’artiste s’émeut quand le philosophe sourit encore. Des critiques délicats et ingénieux ont pu s’y tromper. Quelques-uns ont cru découvrir dans la seconde partie de sa carrière, et particulièrement depuis son union avec Schiller, une modification profonde dans ses doctrines philosophiques et religieuses. Je n’y peux voir, quant à moi, que l’accent plus grave que donne l’âge sur toutes ces questions, même quand on en rejette les solutions connues, et aussi peut-être, à certains instans, quelque fluctuation dans cette métaphysique de probabilités qui s’étend au-delà de ses bornes ordinaires ou se resserre dans ses plus étroites limites, selon les impressions de l’heure, de la saison, selon le cours variable de la vie intérieure.

C’est avec ces réserves qu’il convient d’étudier les conceptions philosophiques de Goethe. Nous ne devons nous attacher, pour être critique exact, qu’à ce qui est à peu près constant dans sa manière de voir sur ces grands sujets, négligeant le détail, qui est infini, et les variations, qui sont illimitées, n’insistant pas trop sur certaines contradictions qui ne sont que la marque de ce libre esprit, si fier de s’être maintenu indépendant en face de toute philosophie et sans doute aussi en face de la sienne. Parfois en effet il semble qu’il craigne de s’asservir à sa propre pensée et qu’il s’efforce d’y échapper par quelque trait de scepticisme ou par l’ironie, qui est la forme esthétique de son affranchissement.


II.

C’est vers l’automne de 1792 que Goethe fut amené à exprimer pour la première fois, dans un certain enchaînement, ses idées sur la nature et sur Dieu. Nous le retrouvons dans ce même château de Pempelfort où dix-huit années auparavant il avait reçu, par une belle nuit d’été, l’initiation à la doctrine spinoziste. Il revenait de cette campagne de France qu’il a racontée avec une simplicité pittoresque, et qui s’était terminée si vite, dans les défilés de l’Argonne, devant la belle attitude d’une armée improvisée sous les ordres de Dumouriez. Le poète avait dû suivre dans ces tristes aventures de l’armée prussienne et du corps des émigrés le duc de Weimar, qui espérait naïvement le conduire jusqu’à Paris dans une fête perpétuelle. Ce fut pour Goethe, après trois mois de souffrances et d’humiliations vivement ressenties, un repos délicieux que ce séjour au milieu de la famille de Jacobi. Il y retrouva la charmante