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une fille du prince de ce pays. Quelque temps après, il était de retour à La Mecque, où arriva bientôt Kourchid-Pacha, investi par Méhémet-Ali d’un commandement supérieur. Il se passa alors entre ces deux personnages une scène qui caractérise vivement les mœurs de cette partie de l’Orient. Comme le grand-chérif, allant rendre une première visite à Kourchid-Pacha, entrait, conformément à un privilège de sa dignité, appuyé sur deux serviteurs « Votre seigneurie est-elle donc malade? lui demanda Kourchid avec une grave malignité; il me semble qu’elle ne marche qu’avec peine. Je désire, répondit sèchement Ibn-Aoun, que vous vous portiez aussi bien que moi. Votre excellence ignore-t-elle que c’est un honneur attaché à mon rang, tout indigne que j’en puisse être J’avoue, dit Kourchid, que je l’avais oublié en voyant tous les jours notre seigneur Méhémet-Ali, malgré son grand âge, marcher seul; mais je suis heureux d’être rassuré sur votre santé. Cependant le grand-chérif, voyant qu’on ne lui présentait pas la pipe due à son rang, s’en fit apporter une par un de ses esclaves. « Pardonnez-moi, seigneur, dit Kourchid; mais depuis que mon maître Méhémet-Ali m’a chargé de grandes affaires, j’ai perdu l’habitude de fumer, et j’oublie d’offrir la pipe. Vous prenez sans doute du café. Excusez-moi de nouveau, j’ai aussi cessé d’en prendre. Seriez-vous donc de la secte des wahabites? » répliqua Ibn-Aoun. Kourchid-Pacha lui répondit « Mon maître Ibrahim-Pacha, que Dieu glorifie, le vainqueur des wahabites, ne peut être soupçonné d’hérésie, et pourtant il a cassé ses pipes et ne prend plus de café. — Oui, dit le grand-chérif; mais on assure qu’il boit du vin. »

C’était une déclaration de guerre courtoise, mais implacable. Bientôt Méhémet-Ali appela le grand-chérif au Caire sous le prétexte de se concerter avec lui sur les affaires de l’Arabie. Ibn-Aoun n’ignorait pas que c’était le signal de sa disgrâce; mais l’occupation militaire ne lui laissait pas les moyens d’y échapper. Il conserva une inaltérable sérénité; entouré de toutes les pompes de son rang, il traversa tranquillement, silencieusement, la ville de Djeddah au milieu de la population stupéfaite, et s’embarqua au mois de mars 1836. Il emmenait en exil son jeune fils. Une fois à bord, Ibn-Aoun, les yeux mouillés de larmes, dit « Espérons, enfant, que le pacha aura pitié de toi; espérons que le fils du grand-chérif, le descendant du prophète, deviendra peut-être colonel. »

Au Caire, où vécut Ibn-Aoun avec une pension honorable, il put rencontrer quelque temps après l’émir Fayssal, chef des wahabites, vaincu en 1838 par le même Kourchid-Pacha à Dhalam, dans le Nedjd oriental. En 1839, au moment de la rupture entre la Turquie et l’Égypte, Ibn-Aoun, par son influence personnelle, attira dans