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même du territoire des Schapsougs, entre les fleuves Touapse et Schapsougo, non loin de l’ancien fort Véliaminof. Le lendemain (mars 186û), les anciens vinrent au camp demander la paix, qui leur fut accordée à la même condition qu’aux autres tribus : leur retraite sur le Kouban ou l’émigration en Turquie. Sur ces entrefaites, le général Yevdokimof ayant été appelé à d’autres fonctions, les généraux Grabbe et Schatilof furent chargés de terminer la guerre.

Les intrépides Oubykhs, décidés à résister jusqu’à la dernière extrémité, s’étaient fortifiés sur un rocher qui domine la rivière Gadlik ; surpris par un brusque assaut du détachement de Dakho, ils furent culbutés et dispersés. Leur soumission décida celle des Djighètes et autres petites tribus, les dernières dont l’indépendance survécût encore ; mais ce n’était pas tout que de vaincre : après le triomphe, il y avait encore à remplir une tâche bien autrement difficile et périlleuse ; il fallait contraindre les montagnards à quitter leurs demeures. À cette heure suprême, un parti rassemblé dans toutes les tribus se jeta avec la rage du désespoir dans la vallée encaissée d’Aïbgo, connue de tout temps comme un repaire de brigands déterminés. Aidés par les brigands, les montagnards barricadèrent les sentiers escarpés conduisant dans ces lieux reculés, et arrêtèrent ainsi la marche du général Schatilof. Pendant quatre jours, du 7 au 11 mai, les Russes furent tenus en échec devant cette forte position, sans pouvoir ni s’en emparer, ni passer outre, et perdirent beaucoup de monde. Il fallut que le grand-duc fit partir un renfort considérable, commandé par le général Barizatoul, pour environner les montagnards de tous côtés. Foudroyés par une puissante artillerie, ils succombèrent presque tous. Le petit nombre de ceux qui échappèrent à ce combat sanglant allèrent rejoindre le reste des populations accumulées sur le rivage, lieu de départ général pour l’internement ou l’exil.

La prise de cette petite vallée, de ce coin de terre obscur et ignoré, est une date à jamais mémorable. C’est le dernier acte de ce drame aux péripéties multipliées et émouvantes que la guerre du Caucase a déroulé sous nos yeux. Avec les défenseurs d’Aïgbs tomba la nationalité tcherkesse, anéantie ou dispersée à tous les vents, et c’est alors, c’est à la date du 21 mai (2 juin) 1864, que le grand-duc Michel put écrire à l’empereur son frère la dépêche que nous avons rapportée en commençant ce travail, et qui lui annonçait que le drapeau russe était arboré d’un bout de l’isthme du Caucase à l’autre.


ED. DULAURIER.