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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/987

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LA
PANTHÈRE NOIRE


I

Savez-vous rien de plus charmant que de quitter Paris vers dix heures du soir après une journée brûlante du mois de juin ? À la lumière éblouissante du gaz succède la molle clarté des étoiles ; le bruit assourdissant de la grande ville est remplacé par le silence des campagnes assoupies. Emporté à toute vitesse à travers champs, on entrevoit confusément la cime des arbres penchés sur la route et qui semblent tourner sur eux-mêmes. Les vastes prairies traversées par une rivière, les châteaux en ruine suspendus au-dessus d’un ravin, les paisibles hameaux groupés au pied de leur clocher comme les brebis autour du berger, tout cela défile et passe comme une vision ; puis ce sont des villes que vous côtoyez, et dont les églises avec leurs hautes tours se dessinent en silhouette sur le ciel teint d’une lueur crépusculaire. On songe à ce que l’on a laissé derrière soi, on rêve à ce que l’on va voir. Dans ce paysage sans cesse renouvelé, dont on ne perçoit que les contours vaguement accusés, rien n’est précis : tout semble flotter dans l’espace. On sent que l’on obéit à une impulsion irrésistible, effrayante, à laquelle il est pourtant doux de s’abandonner. Il y a des instans où l’on pense les yeux fermés, d’autres où l’on dort les yeux ouverts. Aux premières lueurs du jour, avant même qu’aucun point de l’horizon soit parfaitement visible, on comprend qu’on a changé de pays et presque de climat. C’est alors un réveil complet du cœur et de l’esprit ; le lieu vers lequel on avait dirigé sa pensée, où l’on avait souhaité d’être quelques heures auparavant, vous apparaît tout à coup : vous le tenez, il est venu au-devant de vous avec la rapidité d’un