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féminin semble enterré d’avance dans le tombeau de la vie domestique), toutes ces demoiselles ont deux ou trois cavaliers à leurs trousses, et n’ont pas envie d’abandonner un tiens pour deux tu l’auras. On n’est pas admis dans le cercle intime à moins qu’on ne veuille prendre soi-même une part active au jeu. Il faut, pour se plaire dans le monde de New-York, pour ne pas s’y promener comme dans une foule étrangère, s’attacher volontairement à un char ou, pour employer une métaphore plus réaliste, à un cotillon quelconque. Alors vous ne le quittez plus ; vous le menez au parc, vous le conduisez dans le monde et l’en reconduisez, vous passez partout à sa suite comme un meuble indispensable, — jeu glissant et d’où vous pouvez sortir, suivant votre habileté et vos scrupules, voleur ou volé.

Ajoutez la fatigue, l’incommodité de ne pouvoir s’asseoir, puisque les femmes elles-mêmes restent debout, le vacarme enfin d’une conversation soutenue, non pas à demi-voix et discrètement comme chez nous, mais à pleins poumons et avec des éclats de voix plus dignes d’un meeting populaire que d’une soirée élégante, et vous concevrez pourquoi les bals américains me déplaisent. Les efforts qu’il faut faire, les cris qu’il faut y pousser pour être entendu, le retentissement dans un petit espace de deux cents voix déployées ébranleraient des nerfs accoutumés au feu de la mousqueterie ou au grondement continu des cent soixante-quinze bombes par minute lancées l’autre jour inutilement sur Fort-Fisher.

Ce monde tumultueux ne me trouve guère à son goût. J’aime mieux ne fréquenter qu’un petit nombre de maisons amies et de personnes distinguées, mais un peu sérieuses, qui me témoignent une bienveillance dont je voudrais pouvoir profiter plus souvent. Miss ***, une des belles de New-York, du reste une intelligente et gentille personne, m’a dit que le bruit courait que j’étais very wise, et que j’avais une vieille tête sur de jeunes épaules. Un sage de mon espèce ne saurait avoir part aux amusemens de ces joyeux écervelés, dont le grand plaisir, la grande affaire est sleigh-riding, c’est-à-dire d’aller en traîneau en gaie compagnie et de s’en retourner le soir, à fond de train, dans Fifth-Avenue, en faisant retentir les échos de leurs cris. Je n’en suis pas moins en ce moment le plus dissipé des hommes : c’est à peine si j’ai pu garder une soirée pour aller entendre, dans Hamlet, ce fameux acteur Booth dont on fait tant de bruit.


3 janvier.

J’ai fait hier près de quarante visites. Le juge R…, un homme d’autrefois, qui appartient à la vieille aristocratie hollandaise de la colonie, a voulu me présenter lui-même dans une foule de maisons