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l’auditoire lui-même est sous sa main comme un cheval docile ou rétif, qui se cabre, qui le désarçonne, mais qui ne cesse de sentir la bride et d’être en communication intime avec lui ; de là ces ménagemens, ces délicatesses, ces mots de circonstance qui donnent à nos discussions l’apparence et l’intérêt d’une scène dramatique. Au congres des États-Unis, l’auditoire est comme un troupeau de chevaux échappés ; l’orateur les fouaille brutalement et à tour de bras, s’efforçant d’enlever la peau et d’en obtenir une ruade ou un temps de galop. Les marques d’approbation ou d’improbation y sont également rares ; on y parle et l’on s’y rassied au milieu du murmure continuel de la cohue inattentive. Que voulez-vous que devienne la parole mise à pareille épreuve ? L’orateur hurlera ou bien il se taira. Ceux-là seuls vaincront le désordre qui sauront tirer à boulets rouges sur cette foule compacte : bonne école peut-être pour les gens timides et délicats qui craignent le feu et l’assaut des multitudes ! Ce n’est point le défaut des Américains, et je souhaiterais pout leur éloquence que leurs nerfs fussent un peu moins aguerris.

Dans le sénat, l’émancipation des femmes et des enfans de soldats de couleur a été votée à une grande majorité, après quoi M. Sumner est venu, apporter son bill pour la rupture du traité de commerce canadien, amendé par le comité des affaires étrangères. Vous vous rappelez qu’il y a quelques semaines le sénat, dans un accès d’humeur, avait failli voter la rupture immédiate du traité. Aujourd’hui, refroidi par le temps et par les satisfactions qu’a données le gouverneur-général du Canada, il hésite même à voter la rupture pacifique et légale que M. Sumner propose. — Ce n’est plus seulement la forme, c’est l’essence même de la mesure qu’on attaque. On dit qu’elle nuirait plus aux États-Unis qu’à leurs voisins, que la balle rebondirait contre le tireur. Rompre maintenant le traité après réparation de l’insulte, ce n’est plus user de justes représailles, c’est faire un acte de mauvais voisinage, c’est le faire gratuitement, puisqu’on n’a plus rien à venger, aveuglément, puisqu’on doit y perdre plus que le voisin. Le commerce international a décuplé depuis l’ouverture du traité : le rapport des exportations aux importations est à l’immense avantage des États-Unis ; l’élévation des tarifs fera perdre ce profit. Le revenu que le trésor tirera des exportations frappées de droits sera donc acquis au prix de grands sacrifices. Si l’on a besoin de quelques millions, mieux vaut les prendre directement dans la bourse des contribuables : les tarifs sont la façon la plus ruineuse de faire de l’argent. Tout se réduit donc à une rancune, à une colère qu’on veut contenter à tout prix : petit et méprisable motif, aussi impolitique qu’indigne d’un grand peuple, qui, justement jaloux de son honneur, ne doit jamais faire une offense inutile ni un tort systématique à ses voisins. La rupture