s’adresse à M. Kennedy, qui remue ciel et terre pour lui venir en aide. »
Le soir, M. Morris m’a mené à un bal où était réunie la fleur de la société sécessioniste. Les temps sont bien changés depuis la guerre, et les réceptions privées deviennent de plus en plus rares ; mais on se rassemble encore une ou deux fois la semaine dans une grande salle de bal, où l’on se dédommage du deuil public. La société, me dit-on, y est un peu mêlée, et tout le monde en effet n’avait pas les belles manières, la figure parisienne et le français irréprochable de mon compagnon. J’ai remarqué pourtant la bonne tenue et la bonne éducation des femmes. Quant aux hommes, frères, pères, fils, la plupart sont à Richmond ou sur l’Océan, dans quelque vaisseau corsaire au pavillon confédéré. Je ne puis pas d’ailleurs connaître un monde où je n’ai passé que deux heures, et où mes plus longues connaissances ont duré dix minutes.
Aujourd’hui, du matin au soir, je n’ai pas quitté M, Eaton, qui s’est donné à moi avec une complaisance et une bonne grâce bien rares même en ce pays hospitalier d’Amérique. Je ne vous parle pas de ses livres, de ses objets d’art, de ses dessins, des mille souvenirs de ses longs voyages : c’est l’homme lui-même que je veux vous faire connaître, et qui est un échantillon remarquable de cette classe éclairée d’Américains voyageurs et cosmopolites qui sont les vrais grands seigneurs de cette société mercantile. A trente ans, maître d’une belle fortune, il s’est retiré des affaires et s’est mis à voyager. Je ne sais pas quel pays du monde il n’a point vu ni dans quelle capitale de l’Europe il n’a pas longtemps séjourné. Indépendant de tout parti politique, désintéressé de toute ambition personnelle et n’essayant d’exercer quelque influence qu’au profit de la cause nationale, sa plus grande affaire est aujourd’hui la direction du Peabody-Institute, établissement littéraire de fondation privée, qui doit plus tard prendre les proportions d’une grande université. Vous concevez qu’un tel homme ne peut avoir aucun des préjugés anti-européens qui rendent parfois déplaisante la société de ses compatriotes. Il ne ressemble lui-même ni aux vendeurs d’or de New-York, ni aux ignorans, inutiles et vaniteux cock-fighters et negro-whippers du sud. S’il réprouve un peu l’esprit trop positif et trop avide du Yankee, il en veut bien plus encore à la futilité et à la nullité dédaigneuse de ces planteurs qui ont l’orgueil des aristocraties sans en avoir la culture et la dignité. Je vous disais que les grands propriétaires du Maryland jouaient dans la révolution américaine le rôle anti-national de notre noblesse émigrée, et que la même impuissance serait le châtiment de la même obstination. Tandis qu’on s’assemble encore pour danser et