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son père et par sa mère à deux des plus grandes familles de l’aristocratie de l’esclavage et fière outre mesure de son pedigree, bien qu’aujourd’hui la femme d’un simple négociant. — J’ai vu M. Chase (cri de surprise), M. Sherman (cri de dégoût). — Sherman ! Sherman ! ce n’est pas là du monde. — Pardon, M. Sherman me semble un homme honnête et de bonne compagnie. » Nouvelles exclamations de mépris. « Est-ce donc que pour être républicain on cesse d’être un gentleman ? — Mon Dieu oui, à peu près. » Ne croirait-on pas entendre quelque royaliste renforcée de la restauration ? Ces dépits viennent aux grandeurs déchues qui se sentent petites et n’ont plus que la mesquine consolation du dédain. La même personne, lorsque je sonnai à la porte de la maison où nous eûmes cette conversation mémorable, apprenant qui allait venir, fit la grimace « parce qu’elle avait entendu dire que j’étais unioniste. » Ainsi le mot même de l’Union est criminel à prononcer et le nom d’unioniste est un opprobre. « Gardez-vous bien, — me disait une autre dame également rebelle au fond du cœur, mais d’un sécessionisme tolérant, par la bonne raison que toute sa famille est dans l’administration, dans la marine et dans l’armée au service du gouvernement fédéral, — gardez-vous bien de vous dire unioniste à Baltimore, c’est d’un mauvais effet. Je regrette pour vous que cette réputation vous y ait précédé : elle vous fera fermer toutes les portes. »

Il faut dire que quelques-unes de ces héroïnes ont été rudement maniées par le général Wallace. Celle dont je vous parle fut citée un jour devant lui, et sur la question : « Madame, êtes-vous unioniste ? répondit audacieusement : — Je ne le suis pas. — Votre famille, ajouta-t-on, est suspecte, vous avez des parens dans le sud. — Je ne les renie pas. — Vous êtes surveillée ; prenez garde à vous. » La politesse d’un officier yankee n’est pas toujours raffinée, même envers les femmes, surtout quand elle est doublée de rudesse patriotique. Je ne prétends pas excuser le général Wallace : il faut avouer pourtant que ces dames se sont montrées tellement supérieures à la faiblesse de leur sexe, qu’elles ont droit à tous les honneurs de la virilité. Elles ne se contentent pas de faire des quêtes, des souscriptions, d’abondantes aumônes en faveur des prisonniers rebelles, tandis que les soldats de l’Union n’obtiennent pas d’elles un dollar, et que leur opposition a fait échouer la sanitary fair[1] à Baltimore ; c’est leur droit d’agir ainsi, et personne ne le leur conteste. Ce qui est pire, c’est que la plupart des trahisons viennent

  1. Voyez, sur la vente de charité de la commission sanitaire, la Revue du 15 août 1865.