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dans Alger aussi la forme du gouvernement. L’odjack s’était fatigué de voir concentrés entre les mains d’un pacha que nommait la Porte une puissance et des trésors qu’il convoitait pour lui ; une première insurrection transmet (en 1659) au divan et à l’agha qui le préside l’autorité exécutive du pacha, qui ne demeure souverain que de nom ; treize ans après, les aghas succombent à leur tour pour céder la place à un dey, chef unique que la milice élit et renverse désormais à son gré, et dont le pouvoir va secouant de plus en plus la suzeraineté de Constantinople. Mais qu’importaient ces changemens à la Grande-Kabylie ? Ils ne faisaient pas que Kabyles et Turcs ne restassent ennemis jurés, témoin ce passage des Mémoires du chevalier d’Arvieux, consul-général de France, présent à Bougie en 1674 : « les Turcs, écrivait d’Arvieux, n’oseraient sortir de Bougie, et sont obligés d’être toujours sur leurs gardes à cause des Maures de la campagne qui ne leur font jamais quartier. Réciproquement ceux-ci n’en approchent que les jours de marché ; il n’y a trêve que ces jours-là à cause des besoins pressans des uns et des autres. »

Avec le XVIIIe siècle apparaît dans la tradition la figure presque légendaire de Bey-Mohammed, qui personnifie aux yeux des Kabyles la domination turque en Algérie, et qui leur semble en vérité avoir vécu plus que la vie d’un seul homme. Cherchons à saisir dans le vif cette intéressante figure. Quels souvenirs a-t-elle surtout laissés ? Des souvenirs de cruauté. Quel surnom Bey-Mohammed a-t-il reçu ? Celui d’El-Debbah, l’Égorgeur. — Il fut élève des zaouïas, écoles religieuses de Kabylie, où plus encore que la science il put étudier la topographie de la montagne, le caractère de ses défenseurs. Enfant, il avait fait partie de la maison du dey, et, meurtrier d’un camarade dans une querelle, il avait dû s’enfuir pour trouver un refuge chez les Ouled-Sidi-Moussa, fraction de la tribu des Maatkas. Là, il était gardien du troupeau de la zaouïa quand un marabout le rencontre qui paissait ses moutons. « Écoute, Mohammed, lui dit-il, Dieu te réserve un grand avenir ; tu seras caïd et bey ! » Et trois fois il le lui répéta. C’était une prophétie : Mohammed devait fonder le caïdat de Bordj-Sébaou et résider un jour dans Médéah comme bey de Titteri[1].

Depuis la chute du cheik Gassem, il n’avait plus surgi de grande unité politique au sein de la montagne : les dissensions avaient repris leur cours ; l’instant devint propice au gouvernement d’Alger pour se servir d’un homme qui avait du terrain kabyle une

  1. Il y eut trois beylicks dans la régence d’Alger : celui d’Oran, celui de Titteri et celui de Constantine.