Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/280

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
276
REVUE DES DEUX MONDES.

dans l’exil et venue au monde dans une jupe de point d’Alençon de Mme sa mère, faute d’un petit écu pour acheter le premier lange. On l’avait ensuite enveloppée dans le bel habit écarlate que M. le comte de Lédignan, son père, député de la noblesse d’Aunis, portait six ans ans auparavant à l’ouverture des états. Combien de fleurs galantes l’avocat Lescalopier n’avait-il point répandues, depuis vingt ans qu’il était l’ami de la marquise, sur cette fraîche et mignonne créature, à qui sa beauté tenait déjà lieu de tous les biens qu’elle avait perdus avant de naître ! La voix de l’avocat s’attendrissait alors à point nommé ; il tirait de sa poche son grand foulard des Indes et s’en essuyait les yeux. La marquise était si bien faite à tout ce manège que jamais elle ne manquait d’interrompre sou récit à cet endroit où elle était née. Elle attendait froidement le terrible madrigal et la petite larme de M. de Bochardière, approuvait d’un signe de tête et continuait. Mme de Croix-de-Vie avait une réputation de belle conteuse dans la province ; elle en était fière. On ne pouvait la flatter plus délicieusement qu’en lui disant le soir, au moment de la quitter, quand les contes étaient iinis : « Madame la marquise, vous feriez bien d’écrire vos mémoires. »

Qu’on ne demande pas si c’était M. de Bochardière qui lui avait donné le premier ce conseil tourné comme le plus fin compliment. L’avocat subtil ne négligeait point d’y revenir chaque soir avec la régularité d’une horloge ; mais pour cette fois il fut prévenu : ce fut l’abbé qui sonna l’air à sa place. La marquise en demeura presque interdite. Elle fixa sur son neveu des yeux auxquels l’âge n’avait rien fait perdre de leur éclat, deux alertes prunelles en vérité, dont le plus grand attrait avait toujours été une certaine expression de curiosité endiablée, jadis bien célèbre, — deux points d’interrogation pourvus de cils autrefois de couleur d’or, et qui dans ce moment s’agitaient et semblaient dire : « Oh ! oh ! l’abbé, que me voulez-vous ? »

L’abbé de Gourio jouait d’un air distrait avec une grosse bague qu’il avait au doigt, un ornement quelque peu profane pour un prêtre. L’abbé avait la taille haute, mais toujours un peu reployée, une grande figure régulière et blanche, et le geste si lent, et la main si molle ! Son regard était vague et doux comme une nuée. Toute sa personne semblait si bien abandonnée à un songe intérieur qui ne pouvait jamais finir, qu’autrefois, dans son séminaire, ses malins condisciples l’avaient surnommé « l’abbé au bois dormant. »

— Non, mon neveu, dit la marquise, je n’écrirai pas mes mémoires.