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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

— Par pitié, madame, ne vous hâtez point d’en jurer, s’écria M. de Bochardière tout ému : cela serait un trop grand dommage.

— Très grand, dit l’abbé. Votre expérience pourrait nous être bien utile, madame, car les mauvais jours menacent de revenir.

— Dites qu’ils sont revenus ! répliqua vivement la marquise. Je sens autour de moi bien plus que des menaces. Oh ! je comprends toute la force de votre argument, mon neveu. Je serais ravie de vous être utile ; mais que voulez-vous ? Je suis vieille. M. de Bochardière s’agita sur son fauteuil ; il étendit une main en avant comme pour faire le serment que la marquise se trompait.

— Bien, bien, dit-elle. C’est la vérité pourtant que je vous confesse. Je deviens vieille, et ma pauvre tête n’a jamais pu s’appliquer à rien. Pour vous satisfaire tous les deux, il faudrait me tenir assise là, devant une table, devant un gros cahier de papier blanc, avec une plume à la main. Combien mettrais-je de temps à écrire ces mémoires ? Des mois, des mois, des années peut-être. Tenez ! rien que d’y penser, j’ai le frisson.

— Madame la marquise, répliqua l’avocat, votre serviteur prendra donc la respectueuse liberté de vous représenter que c’est là une grande faiblesse, une faiblesse, dis-je, qui certainement n’est point digne…

— Eh ! grondez-moi, vous ne me changerez point, interrompit Mme de Croix-de-Vie. Et puis réfléchissez donc, mes amis, et songez à tout ce qui peut arriver avant que j’aie eu le temps de noircir une de ces vilaines pages blanches, ou seulement de tailler ma plume. Grand Dieu ! qui nous dit que les Croix-de-Vie seront encore les maîtres de leur domaine et de leur maison demain ?…

— Ma tante, fit l’abbé en réprimant un grand bâillement, les choses ne vont plus si vite.

— Dans votre imagination, mon neveu, je le crois bien ; mais dans la réalité c’est autre chose. Qui peut le savoir mieux que moi ?… Demandez à M. de Bochardière s’il se sent en sûreté maintenant dans son beau manoir.

— J’ai peur, dit l’avocat avec son emphase accoutumée, j’ai grand’peur de porter la peine de ma fidélité à une noble cause…

— Et pensez-vous, mon neveu, reprit la pétulante marquise, pensez-vous que l’église ne soit pas plus près encore d’être attaquée que nous-mêmes et que tout le reste ? Allez, monsieur l’abbé, il est temps de ceindre vos reins, pour parler comme l’Écriture. Rappelez-vous le grand exemple de Mgr l’évêque de Persépolis, le frère de ma mère et votre grand oncle. Vous serez errant comme lui pendant dix années sans trouver d’autre toit que le ciel ; vous nous direz, comme lui, la messe dans les bois.