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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

— Aveugle que vous êtes, pensez-vous cela ? interrompit-elle à son tour ; mais vous ne remarquez donc point l’air composé qu’ils prennent tous quand ils nous parlent d’un mal des nerfs ? Les nerfs ! quelle pitié ! c’est l’àme qu’ils veulent dire. Qui peut croire que sous l’effet ils n’aient pas dès longtemps cherché la cause ? Cette cause, mes amis !… Mon Dieu ! pardonnez-nous par lassitude au moins, si ce n’est par bonté…

— Madame ! dit M. de Bochardière…

— Et vous supposez que ces médecins ne savent rien ! Est-ce que les malheurs des Croix-de-Vie ne font pas depuis deux siècles le sujet d’entretien de toute la province ? Est-ce que les enfans même ne la répètent pas, cette sinistre histoire ? Nos paysans se signent quand le marquis passe. Regardez, regardez le dernier de la race maudite !…

— Madame, s’écria Lescalopier, faut-il vous rappeler la promesse que vous avez faite à ceux que vous nommez vos amis ?…

— De ne plus parler de ces choses terribles, n’est-ce pas ? De n’y plus songer même ?… Folie, pure folie que d’espérer cela… Eh bien ! oui, pourtant, oui, mon ami, j’ai promis, je tiendrai ma promesse… Ah ! Lescalopier, vous êtes trop sévère. Et si c’était votre fils !… Elle se laissa tomber dans un fauteuil, elle se tordait les mains.

— Ces médecins, murmura-t-elle, ont une curiosité barbare ; estce que je ne vois pas bien qu’ils voudraient me forcer à leur dire ?… Moi ! moi ! est-ce que je le peux ?… Mais parlez-moi donc, mes amis, que vous ai-je fait, que vous vous taisez ?

M. Lescalopier de Bochardière essuya deux larmes qui roulaient sur ses joues fleuries. Il s’agita un moment, il fit même un geste ; mais, tout avocat qu’il fût, il n’eut point le courage d’ajouter un seul mot.

— Ma tante, hasarda l’abbé, il faut chasser ces médecins.

— On dit qu’il est doux de se reporter au temps passé, reprit la marquise d’une voix presque éteinte. J’étais veuve k vingt-deux ans, avant d’être mère. Mon mariage, mon bonheur durait depuis trois mois, quand le marquis, mon mari, mon bien-aimé Martel… Ils l’ont tous porté ce nom funeste !… Mais qui me délivrera donc de cette vision épouvantable ? Cette matinée où je croyais le marquis endormi, ces cris, cette terreur qui m’environnait, ce corps inanimé, le beau visage des Croix-de-Vie broyé sur des roches !.. Et sa mère, la grande douairière que je craignais tant, froide, muette, impassible… Tout le temps que je ne fis que pleurer, elle n’essaya pas d’arrêter mes larmes ; la fièvre me prit, puis le délire, elle me veilla seule et s’enferma avec moi. L’année suivante, elle finit sa terrible vie… Ah ! je verrai sans doute ce qu’elle a vu, deux Croix-de-Vie mourir !…