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le triomphe comme dans les jours de revers si tôt revenus, à ses passions, à ses regrets, à ses intrigues, à ses périls même, à la dernière de ses aventures, qui avait encore été sanglante. Il avait eu le talent d’être compromis avec elle, il était des siens, et, s’efforçant de se faire semblable à elle pour lui plaire, Lescalopier était devenu de Bochardière ; hardiment il portait de sable sur un champ d’or. La douairière de Croix-de-Vie enfin l’appelait son ami.

Et maintenant il pouvait resserrer encore ces liens de fleurs qui l’attachaient à la marquise, il pouvait jeter sur le reste d’une existence si bien conduite le lustre inoui d’une alliance sans exemple dans la contrée ; il pouvait faire passer sur ce vilain nom de Lescalopier, qu’on ne prononçait plus, mais qu’on n’avait pas oublié, le reflet d’un nom presque royal et d’une couronne fleuronnée ; il pouvait enfin, lui chétif, s’élever jusqu’à la race des dieux. La douairière lui avait permis de lui présenter Violante,… si Violante y consentait…

Mais tout en s’avançant sur la route de Croix-de-Vie à Bochardière dans sa somptueuse calèche attelée de deux grands trotteurs allemands, — car la noblesse riche de la Vendée a toujours aimé les beaux chevaux et le luxe des équipages, et tout ce qu’aimait la noblesse, il l’adorait, lui, — tout en approchant de son manoir, M. de Lescalopier de Bochardière ne pouvait chasser de son esprit l’image de cette aïeule de Violante à qui Violante ressemblait si fort. Il lui semblait que cette aïeule importune le regardait comme jadis avec un insupportable mélange de pitié, de moquerie, d’indignation et de colère. Était-ce là ce qu’il devait attendre aussi de Violante quand tout à l’heure, entrant chez elle, la prenant dans ses bras comme un bon père et la baisant au front, il allait lui dire : Violante, il ne tient qu’à vous de devenir marquise de Croix-de-Vie.


VI.

Violante avait donc passé seule au manoir la journée et la soirée de la veille. Assise dans la salle basse, elle avait travaillé courageusement l’après-midi tout entière à un ouvrage de tapisserie. L’aiguille, poussée vivement dans le canevas, en sortait d’un mouvement sec, tirant après soi une longue fusée de laine ; le balancier de la grande horloge avait pendant ce temps régulièrement marqué deux secondes. La main de Mlle de Bochardière, la petite main d’enfant, agissait et vivait seule ; son corps demeurait immobile, son âme semblait ne l’être pas moins. Pourtant une légère contraction des sourcils et du front indiquait bien la nature plus que sévère des