Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/305

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
301
LES SEPT CROIX-DE-VIE.

pensées qui agitaient la belle travailleuse. Ce froncement imperceptible des sourcils lui était ordinaire ; son père lui disait alors : — Prenez garde, Violante, vous allez vous creuser des rides.

Mlle de Bochardière ne tenait jamais beaucoup de compte des avertissemens paternels ; parfois il lui venait de terribles reparties au bord des lèvres : — tirez-moi de cette triste demeure, occupez mon cœur, remplissez ma vie ! — Est-ce que sa raison était faite pour se nourrir d’ambitions mesquines, de déguisemens et de chimères ? Est-ce que son âme n’était pas inquiète souvent, esseulée toujours ? est-ce qu’elle n’était pas en exil ? Mais ce qui empêchait Violante de se plaindre jamais, c’est que sa fierté n’aimait pas les plaintes. Voilà pourquoi elle se taisait toutes les fois que la vivacité cachée de son cœur ne le faisait point sortir de sa forteresse. Elle s’était ployée à l’habitude du silence et en tirait presque vanité ; elle disait tout haut qu’elle n’aimait rien tant que la solitude. Dieu savait bien ce qu’elle pensait et si cette journée qui venait de s’écouler lui avait paru longue et pesante. L’ennui l’épiait dans un coin de cette salle, il l’assaillit à l’heure où le soleil décline, et vers le soir il la posséda.

Elle jeta sa tapisserie avec colère et demeura encore un moment assise, les coudes reployés sur ses genoux et la tête dans ses mains ; puis elle quitta sa chaise. Décidément elle sentait le besoin de quelque secours étranger contre elle-même, et elle se dirigea vers une grande bibliothèque qui occupait tout un côté de la chambre ; elle s’en allait chercher là un compagnon, un allié, puisqu’elle ne pouvait ce jour-là se défendre de ses pensées toute seule. Le premier panneau vitré de la bibliothèque était entr’ouvert et lui montra l’objet favori des lectures de son père, une édition magnifiquement reliée de l’Armoriai général de France, dressé par d’Hozier, continué par La Chesnaye-des-Bois. Bien lui importait cela ! Les théories sociales et politiques de Mll Lescalopier, qui n’était point Vochardière, et qui le savait bien, auraient pu passer en tout lieu pour fort étranges et hardies, mais surtout elles étaient de nature à faire crouler les voûtes rajeunies de ce manoir, épouvantées de les entendre. C’est ce que la douairière de Croix-de-Vie avait deviné. Violante ne voulait pas entendre parler de la tradition ni des races ; elle soutenait qu’il n’y avait dans le monde que l’élite des âmes qui eussent le droit de se dire nobles, et ne croyait qu’aux êtres bien doués, aux personnes éclairées d’un rayon d’en haut, aux élus. Son père s’écriait qu’elle était détestablement républicaine et bien digne du pays où elle était née ; mais il n’osait pas toujours la combattre : la meilleure démonstration des théories de sa fille, il le sentait trop bien, c’était elle-même.