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aurait rougi de ces entrevues quotidiennes qui sont d’usage entre les fiancés, et dont son père eût été le témoin ; elle avait dit à Martel : — Nous nous reverrons à Croix-de-Vie. — Voilà ce que ne savaient point M. de Bochardière et la marquise. Ainsi ce court instant, qui précédait l’heure solennelle, était une infraction au traité que les fiancés avaient conclu ensemble et comme un larcin fait aux joies prochaines. Le marquis leva les yeux vers la croisée où Violante venait d’apparaître. Il la vit, suivant sa coutume, sérieuse et calme en apparence, et cependant l’émotion qui f agitait était si vive qu’elle ne pouvait la contenir tout entière. Comme toujours, il lui en échappait une part ; elle passait sur ses traits en rayons et en éblouissemens dans la blancheur de son visage, comme autant de percées du soleil de l’âme qui venaient se noyer dans ses regards humides. Ces regards attachés à ceux de Martel lui disaient : Je suis le bonheur, je suis la vie. Il ne comprenait que trop bien ce langage ; il tressaillit et involontairement baissa la tête. — Vive la marquise Violante ! hurlèrent les paysans qui rejoignaient la chasse ; les chasseurs avaient salué Mlle de Bochardière, le maître des Aubrays tout le premier, et il avoua même en grommelant qu’elle était belle. M. Lescalopier de Bochardière ne se possédait plus sur sa monture ; il la poussa près du marquis. — Voyez, lui dit-il tout bas, si l’on vous aime !

— Martel, au lieu de répondre, piqua son cheval et l’enleva d’un bond si terrible que Violante, à la fenêtre du manoir, jeta un cri ; mais il ne l’entendit pas:il disparut au milieu des chênes, et avec lui toute la chasse emportée par son exemple. Le galop des chevaux, la voix des chiens, les fanfares retentissantes emplirent de nouveau la forêt…

Violante se retira de la croisée. Elle ne pouvait s’empêcher de penser que Martel s’était bien hâté de reprendre sa chasse. — Veut-il tuer le remords qu’il a d’être heureux ? se dit-elle.

Décidément ces chasses infernales ne lui plaisaient point, et ce spectacle l’avait attristée, bien loin de l’éblouir. Elle venait de voir passer devant ses yeux la brillante image de cette existence seigneuriale qui serait désormais la sienne, si elle le voulait ; mais elle ne le voulait pas, et il lui semblait qu’elle pourrait bien demander à Martel de ne plus chasser ; sa mère autrefois lui avait fait cette prière, et il y avait obéi. Le matin même, au moment de monter à cheval, M. de Bochardière, étant venu embrasser sa fille, lui avait dit que le reste de sa vie ne serait plus qu’une fête. Violante l’entendait bien ainsi; mais ce bruit, cette pompe et ces amusemens sauvages, si contraires aux habitudes de son esprit et de son âme, n’étaient point les fêtes qu’elle aimerait jamais : elle en concevait et en rêvait d’autres. Elle se prit à penser à l’étrange ténacité de la