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carrière. Tous les prophètes étaient appelés en témoignage pour annoncer la substitution d’une église monacale et pauvre à l’église officielle, la prochaine venue de l’antechrist, l’abomination de la désolation trônant dans le lieu saint, c’est-à-dire l’avènement d’un pape mondain qui introduirait dans l’église ses courtisanes et ses chevaux, enfin la ruine imminente de cette Babylone orgueilleuse qui se gorgeait des tributs du monde entier et persécutait les justes quand ceux-ci lui reprochaient ses impiétés. On racontait que Joachim, consulté par Richard Cœur-de-Lion sur l’Antéchrist, avait répondu qu’il était déjà né à Rome, et qu’il y régnerait pour s’élever, comme dit l’apôtre, au-dessus de ce qui porte le nom de Dieu[1]. D’autres disaient qu’il désapprouvait les croisades, parce que les infidèles étaient moins éloignés que les Latins de l’Évangile éternel[2]. À ceux qu’irritaient ses perpétuelles jérémiades il répondait, à ce qu’on assure : « Ceux qui haïssent le royaume du ciel ne veulent pas que le royaume du monde périsse ; ceux qui n’aiment pas Jérusalem ne veulent pas la fin de l’Egypte[3]. » Les plus fortes images de l’Écriture étaient invoquées pour peindre à l’imagination le châtiment des prélats mercenaires et la vengeance des saints. Les abus des richesses et du pouvoir temporel de l’église étaient poursuivis avec une virulence que les plus grands emportemens de la réforme ont à peine connue.

Telles étaient les pensées étranges qui fermentaient sous le froc de quelques moines, et qui en 1254 osèrent se montrer au grand jour. Je ne sais si je m’égare sur la portée réelle de ces essais ; mais en voyant la persistance avec laquelle, sous une forme ou sous une autre, de telles idées se produisirent durant plus d’un siècle, et toujours au sein de la famille franciscaine ; en voyant quelle correspondance elles avaient dans les hérésies, les mouvemens populaires, les révolutions politiques du temps ; en voyant des sectaires exaltés déclarer que les Grecs schismatiques, les Juifs, les infidèles eux-mêmes, chez qui ils espéraient trouver moins d’opposition, valaient mieux que l’église latine, dont ils désespéraient de triompher, je ne crois point exagérer en disant qu’il y eut là une tentative avortée de création religieuse. Il n’a tenu qu’à peu de chose que le XIIIe siècle, si extraordinaire à tant d’égards, n’ait vu éclore une religion nouvelle, dont l’institution franciscaine renfermait le germe ; si cela n’eût dépendu que des membres fanatiques de l’ordre nou-

  1. Roger de Hoveden, apud Savile, Rer. angl. script., p. 681-82. — On attribuait à Joachim une autre réponse toute semblable faite à Adam de Persénie. V. Acta SS. Maii, t. VII, p. 138-139.
  2. J. Wolf, Centenarii, p. 497.— Il est bien remarquable qu’en 1248, lors du départ de saint Louis, les joachimites se montrèrent peu satisfaits. — Salimbene, p. 102.
  3. Salimbene, p. 103.