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LA GUERRE EN 1866.

des prix fous. Les petites fèves de Saïd et Béhéra, ce mets égyptien par excellence, sextuplèrent de prix ; les fourrages suivirent cette progression. Les bestiaux, mal nourris, commencèrent à dépérir ; on n’en exigea pas pour cela moins de besogne, au contraire. Outre les labourages, on les attelait aux puits à roue, ou sakies, qui fournissaient l’eau d’arrosage. Il fallait arroser, arroser à tout prix la plante qui rapportait tant d’or ; on surmena les attelages, une épizootie se déclara. Quelques milliers de bœufs moururent d’abord sans que personne y prît garde ; on avait bien d’autres préoccupations ! Cependant la mortalité grandit dans des proportions effrayantes. On s’en fera une idée quand on saura qu’il est mort, de l’aveu du gouvernement même, plus de 600,000 têtes de bétail en Égypte. Comme il arrive d’ordinaire, et comme il ne pouvait manquer d’arriver chez le peuple le plus fataliste de tout l’Orient, une panique pire que le mal vint encore le compliquer. Le gouvernement s’émut, le vice-roi fit à l’étranger d’immenses achats de chevaux, de mules et de bœufs, qu’en prince soigneux de sa fortune non moins que des intérêts de ses sujets il se chargeait de vendre aux fellahs à des prix fixés par lui. Les sept huitièmes des bêtes qu’on lui expédia étaient des bêtes de rebut. Marseille, Trieste, la Syrie, inondèrent le marché égyptien de chevaux et de mulets trop faibles, qui, non acclimatés, mal nourris, écrasés de travail dès leur arrivée, périssaient par centaines. Les bœufs venaient de la Russie méridionale ; ils apportaient avec eux la peste des steppes, qui règne constamment dans ces régions ; beaucoup mouraient en route, on s’empressait de vendre, à peine débarqués, les autres, qui ne valaient guère mieux. Ni viande de boucherie mangeable, ni lait, ni beurre dans toute l’Égypte ! Se passer de beurre était impossible, on en demanda à la Russie, qui en fournit beaucoup et de détestable. Trieste à cette occasion se créa une singulière spécialité et y réalisa de gros profits : diverses maisons européennes passèrent avec le gouvernement du vice-roi des contrats par lesquels elles s’engageaient à livrer d’immenses quantités de l3eurre fondu. Ce beurre se fabrique à Trieste, il se compose par portions égales de lard de porc, de suif de l’Adriatique et de beurre du Tyrol. Le vice-roi prenait livraison de ces fournitures, et les revendait à son tour aux ministères de la guerre et de la marine, aux particuliers, jusque dans les villages. Il y a quelque chose de piquant à voir un prince mahométan devenu sans le vouloir et le savoir le propagateur dans ses états d’un mets formellement prohibé par le Coran et le vendre lui-même à ses administrés. Ceux-ci ne se doutent pas encore, à l’heure qu’il est, que sous forme de beurre fondu ils mangent tous les jours leur condamnation.

À défaut de bêtes de somme, on recourut à des machines à va-