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peur. L’Angleterre s’empressa d’envoyer divers modèles de locomobiles et de pompes ; bientôt le marché fut encombré de machines de toute sorte, la plupart mauvaises. Les fellahs, qui s’étaient jetés sur les premières arrivées, ne tardèrent pas à entrer en défiance et n’achetèrent plus rien. Ici intervint encore l’initiative active, sinon toujours désintéressée, du gouvernement. Ismaïl-Pacha fit venir un grand nombre de locomobiles attelées à des pompes centrifuges d’un bon modèle, et les céda ensuite aux cultivateurs. C’était quelque chose, il restait encore néanmoins de grandes difficultés à résoudre. Une machine à vapeur dans une campagne suppose une organisation industrielle bien supérieure à celle de l’Egypte. On n’avait ni mécaniciens, ni chauffeurs, ni ateliers de réparation. Des mécaniciens, il en vint un peu de partout ; les neuf dixièmes ne savaient pas donner un coup de lime. On peut se figurer ce que devaient devenir les machines en de pareilles mains. Il faut ajouter que l’on ne pouvait pas toujours se procurer du combustible, même en le payant à des prix excessifs. Une tonne de houille, qui vaut 12 francs 50 centimes chargée sur navire à Newcastle ou à Cardiff, revenait sur la plantation à 75 ou 100 fr. ; nous avons souvent payé ce prix-là nous-même à la station de Zagazig. Le service du chemin de fer ou les expéditions par voie de terre se faisaient du reste si mal que souvent du charbon d’Europe arrivé à Alexandrie en avril ne parvenait qu’en août ou septembre à destination, mettant de quatre à cinq mois pour faire une cinquantaine de lieues. Il fallut, en présence de tant d’obstacles, renoncer aux pompes locomobiles ; il ne s’en vend plus une seule aujourd’hui à Alexandrie. Un ingénieur vénitien, M. Lucovich, avait eu l’heureuse idée d’établir de puissans appareils élévatoires mus par des machines fixes de 50 à 100 chevaux de force. Installés dans des endroits convenablement choisis, ces appareils fournissaient aux propriétaires voisins l’eau d’irrigation moyennant redevance. M. Lucovich était même parvenu à organiser une compagnie pour l’exploitation de cette idée. Le gouvernement égyptien n’approuva pas ce plan ; il redoute tout ce qui peut donner dans l’intérieur des campagnes trop d’influence à l’élément européen. Cette détermination d’Ismaïl-Pacha a été pour l’Egypte un grand malheur, c’est par millions qu’il faut évaluer les pertes qu’elle lui a occasionnées. Le système imaginé par M. Lucovich assurait en effet l’irrigation de toutes les terres à coton de la manière la plus économique[1].

  1. Voici une comparaison du prix de revient de l’irrigation par les divers systèmes :
    Irrigation par puits à roue Le feddan (*) 104 fr. 80 cent.
    — par pompes à vapeur — 78 fr. 40 cent.
    — à forfait (système Lucovich) — 41 fr.

    (*) Le feddan vaut 1 acre 1/1 ou 1/2 hectare environ.