Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/129

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poussé à bout, s’adressait à M. Jules Bastide, non « comme le président de la petite république de Venise au ministre de la puissante république française, mais comme le citoyen au citoyen, comme l’honnête homme à l’honnête homme, » pour lui demander décidément ce qu’on voulait faire, M. Bastide lui répondait par ces mots, faits assurément pour l’honorer : « J’ignore quel avenir Dieu réserve à mon pays ; mais, tant que je dirigerai ses affaires au dehors, la France n’abandonnera pas la cause de Venise, car vous êtes de braves gens qu’une nation de cœur ne peut laisser périr… Il y a, je le sais, une politique qui voudrait faire de Venise la rançon de la Lombardie ; cette politique n’est pas la mienne, jamais je n’accepterai un traité de Campo-Formio. » Soit ; mais lorsque M. Bastide s’exprimait ainsi le 17 novembre 1848, il n’avait plus devant lui que quelques jours de ministère, et il parlait moins comme un homme d’état en mesure de soutenir une politique qu’en homme privé soucieux de dégager sa responsabilité. Le gouvernement au nom duquel il tenait ce langage n’avait pas plus fait que celui qui l’avait précédé ; il n’avait pas donné à Venise le témoignage d’intérêt sans lequel tous les autres, n’étaient qu’un vain mot : il ne l’avait pas reconnue, il ne la reconnaissait pas encore. Au moment même ou M. Bastide écrivait, l’Autriche resserrait autour de Venise le cercle de son blocus et capturait les barques vénitiennes jusqu’à l’entrée du port, sous le canon de nos navires, laissés sans instructions. La médiation acceptée n’impliquait nullement, même dans la pensée des négociateurs français, la disparition de la souveraineté autrichienne dans la Vénétie.

Ce que le gouvernement de cette première période de la république faisait par une sorte d’indécision agitée et troublée, le gouvernement issu de l’élection du 10 décembre le faisait par système, par un excès de préoccupation conservatrice et pacifique. Ni l’un ni l’autre n’y a gagné. Le premier a perdu probablement la république pour avoir manqué d’audace et de sens politique dans ces affaires d’Italie. Le parti constitutionnel, qui revenait au pouvoir dans la lune de miel de la présidence du 10 décembre, a perdu sans doute aussi la cause parlementaire, la cause du libéralisme conservateur, pour l’avoir associée aux réactions outrées qui commençaient en Europe. Ce qu’il y avait de funeste pour Venise dans cet abandon graduel, c’est qu’il se colorait de toute sorte de sympathies et de promesses faites pour lui laisser l’espérance, tandis que de tous les actes se dégageait la pensée de ne rien faire, jusqu’au jour où on finissait par lui dire que « vouloir soutenir Venise équivaudrait pour la France à une déclaration de guerre, et que la guerre, elle ne pouvait pas la faire. » Résumons donc cette série de déceptions :