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Aujourd’hui même, sur quoi repose l’immense succès de cette loterie havanaise qui rapporte 10 millions par an au gouvernement, si ce n’est sur l’ignorance où l’on est de la valeur et de l’emploi des capitaux et sur l’absence d’institutions financières qui les fassent valoir ? Le petit capitaliste porte ses économies à la loterie, comme chez nous aux caisses d’épargne. S’il gagne, il fera un trou en terre et y conservera son trésor comme Harpagon sa cassette. On ne peut se faire une idée des richesses qui sortiront de cette île au jour prochain peut-être où l’industrie et la finance américaine l’exploiteront sans entraves.

Le Cubain d’ailleurs est actif et entreprenant, si vous le comparez à l’Espagnol. A part la classe servile, l’instruction est plus répandue ici qu’en Espagne, l’éducation est moins superficielle, les relations avec le reste du monde sont plus fréquentes et plus suivies. Il est peu d’hommes bien élevés à la Havane qui ne parlent plusieurs langues et ne possèdent à fond le français ou l’anglais. Enfin, soit besoin spontané d’indépendance, soit contagion du voisinage américain, les idées libérales y font de nombreux prosélytes. Le gouvernement espagnol redoute l’esprit indépendant et éclairé des fonctionnaires du pays : c’est pour cela qu’il leur substitue partout les mules routinières de la mère-patrie. On ne cite que quatre ou cinq Cubains admis dans l’armée espagnole, et par exception spéciale, car les enfans de la colonie en sont systématiquement exclus.

J’arrive par tous les chemins à la même conclusion : il est évident que Cuba se rendra un jour ou l’autre indépendante, et qu’elle pourra le faire avec l’aide des États-Unis. Il ne s’agit pas de savoir si cet événement sera heureux ou funeste, s’il faut souhaiter cet accroissement à la civilisation américaine elle-même, ni s’il est regrettable que la race espagnole soit subjuguée par les hommes du nord. La chose est inévitable, et il serait superflu de s’insurger contre la certitude.

Lundi, 27 février.

Je ne vous avais pas dit que nous étions en plein carnaval. Depuis notre arrivée, il n’est question que de fêtes, de bals et d’amusemens publics. La populace espagnole a même eu son combat de taureaux. Le soir, les rues de la ville sont pleines de mascarades et de processions hurlantes, drapées en haillons dignes de nos anciens mardis gras. Ce n’est pas le carnaval brillant et élégant de Rome, ni les réjouissances de tripot qui remplacent à Paris les amusemens populaires ; c’est un débordement et comme une saturnale des basses classes, la société ne prenant aucune part aux joies du