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l’ornière de la nature. La religion, dont ils aiment à voir les pompes extérieures, ne se donne pas la peine de pénétrer jusqu’à leurs âmes, et ses ministres diraient volontiers, comme leurs confrères des États-Unis, que l’Évangile est un livre dangereux à enseigner aux esclaves[1]. Enfin ce qui manque le plus dans ce pays-ci, ce n’est pas l’humanité ni la douceur : c’est surtout l’élévation des idées et la croyance morale au progrès. On sera pourtant entraîné par la force des choses et par l’exemple énergique des États-Unis. Le jour de l’émancipation n’est pas si éloigné que pourrait le faire croire la sécurité des maîtres. Les nègres eux-mêmes ont vaguement entendu parler d’un certain massa Lincoln dont ils attendent la venue comme celle d’un messie libérateur. L’abolition profitera-t-elle à la richesse de la colonie ? Le travail libre pourra-t-il remplacer avantageusement le travail servile ? Je n’oserais certainement le prédire. Tout ce que je me hasarde à prévoir, c’est que l’abolition de l’esclavage se fera sans doute en même temps que l’annexion aux États-Unis.

4 mars.

Je n’étais hier qu’un voyageur attentif à sa besogne et pressé de voir du nouveau. Aujourd’hui je me laisse vivre, je me figure que je suis un planteur de la Havane venu pour visiter ses terres, et je goûte à loisir le charme de cette existence si douce, si libre, si naturelle, que ceux qui l’ont menée n’en peuvent plus aimer d’autre, et que les nouveau-venus eux-mêmes s’imaginent l’avoir menée toujours.

On nous éveille dès l’aube ; le café noir, premier et frugal repas du créole, nous aide à secouer les vapeurs du sommeil et à nous préserver de la fraîcheur du matin. Un léger brouillard traîne encore sur la terre, et cette rosée nous paraît glaciale après la douceur de la nuit. C’est l’heure des excursions et des cavalcades. Des chevaux nous attendent tout bridés dans la cour, les dames montent dans une volante, et tout le cortège royal défile joyeusement devant le peuple assemblé.

Notre première station est une petite métairie champêtre enclose de haies de bambous, bâtie en bois rudes et en branches entrelacées, comme les chaumières rustiques dont nous ornons nos jardins. On y élève à la fois des poulets et des négrillons. La gent ailée s’embarrasse peu de notre présence et ne nous témoigne aucun respect ; les coqs dressent à demi leurs crêtes et leurs plumes en nous regardant avec méfiance ; les poules continuent à quêter

  1. Un récent décret de la reine d’Espagne pourvoit timidement à l’instruction des esclaves, en prescrivant aux maîtres de ne pas la négliger. La surveillance est exercée par les curés et par la police. Il faut louer la bonne intention, qui a dicté cette mesure.