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juge les œuvres contemporaines ? Est-ce le principe des vérités générales ? est-ce le principe de la discipline ? A coup sûr, c’est le premier. Qu’y a-t-il en effet de beau et de durable dans cette nouvelle littérature ? Ce sont, ou des vérités descriptives, ou des vérités de sentimens intimes, ou des vérités de peintures domestiques, ou enfin des vérités historiques, politiques, philosophiques : ce sont ces vérités nouvelles, exprimées dans une langue inégale sans doute et dégénérée, mais tantôt brillante, tantôt ardente, tantôt molle et mélodieuse, tantôt austère et nerveuse, qui assurent à la littérature du XIXe siècle, malgré ses défauts, une sorte de solidité, et lui permettent de soutenir avec quelque honneur la comparaison avec les siècles précédens. Ainsi le principe des vérités générales explique les beautés de nos écrivains, il en explique aussi les défauts. L’abus du détail dans les descriptions, les sentimens trop particuliers et trop raffinés, les paradoxes de l’utopie, le spécial introduit dans l’histoire, enfin la disproportion de l’imagination et de la raison, c’est-à-dire la prépondérance de la forme sur le fond, et quelquefois le contraire, — tels sont les défauts qui ne permettent pas à la littérature contemporaine de se considérer comme classique. Tous ces défauts viennent de l’oubli du principe des vérités générales.

Appliquez maintenant à ces écrivains le principe de la discipline et de la tradition, nous n’en comprendrons plus les beautés. De quelle règle de Boileau peut-on faire sortir la poésie de Lamartine ou les romans de George Sand ? A quelle discipline rapporter la poésie désolée d’Alfred de Musset et les charmantes fantaisies de ses comédies ? De quelle tradition Augustin Thierry est-il parti pour renouveler l’histoire de France ? Enfin comment veut-on que le génie soit soumis à des règles, puisque ces règles sont faites précisément après coup et d’après les œuvres du génie ? Le génie, c’est création : il consiste à découvrir une part de vérité non encore aperçue et à l’exprimer dans une forme non encore essayée. Comment faire de cela une loi ? Chaque génie se fait sa poétique à lui-même. Racine n’avait pas besoin de Boileau. Dans certains cas, la tradition et l’imitation éloignent du beau au lieu d’y conduire. On imite les hommes de génie en inventant comme eux. Lamartine est plus classique que Delille et Ducis. Sans doute il y a des époques plus ou moins favorables au beau ; mais à toutes les époques c’est en recherchant le beau sous des formes nouvelles, inspirées par le génie du temps, que l’on peut n’être pas tout à fait indigne des grandes époques de l’art. L’imitation froide et convenue du classique en est précisément le contraire. M. Nisard est si peu dupe de cette sorte de tradition et de fausse discipline, qu’il ne mentionne même pas