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Ce n’était là que le commencement de mes infortunes. Tandis que je considérais d’un œil appesanti les forêts sauvages de palmiers qui avoisinent la côte sud de l’île, et que je rassasiais ma faim en dévorant un gros régime de bananes arrosé du jus de deux oranges pour boisson, — probablement la nourriture d’Adam et d’Eve au paradis terrestre, — nous arrivions à Batabano. Une plage basse, plate, boueuse, environnée de forêts et de bois hérissés, des yuccas, d’énormes figuiers d’Inde, des palmiers africains couverts de piquans et d’épines, avec leurs grosses touffes bourrues et leurs feuilles en éventail ; quelques baraques disséminées sur la plage, une longue jetée de pilotis qui s’avance tout droit dans la mer, et sur laquelle le chemin de fer roule jusqu’au bateau même ; quelques vaisseaux à voiles, deux petits vapeurs microscopiques, plusieurs barques de pêcheurs misérables, voilà le port de Batabano. Le village, s’il y en a un, doit être caché derrière un de ces bouquets de palmiers qui ceignent le rivage. La mer est jaune, sale, houleuse et sans force, comme si elle était fatiguée de se traîner sur ces bancs de sable et de fange. Nous mettons pied à terre, et chacun court au navire, qui nous attend déjà sous vapeur. Quant à moi, je m’informe de mon bagage, que j’ai prudemment envoyé la veille. On me montre une baraque située au loin sur la terre ferme, à 300 mètres au moins du bout de la jetée. — Votre bagage est là-bas, me dit-on. Il faut payer pour l’envoyer prendre. — Envoyez vite, je paierai.

Deux nègres partent en courant, et les voilà hors de vue. Horrible ! most horrible ! Déjà le bateau commençait à siffler, sifflet lugubre comme la trompette du jugement dernier ! Je me précipite. — Où est le capitaine ?… Señor capitan, parlez-vous français ?

No lo hablo !

— Au nom du ciel, attendez-moi !

— Je ne puis attendre.

— Cinq minutes seulement, je vous en conjure !

— Je ne le puis.

— Mais j’ai payé mon passage !

— Tant pis pour vous.

J’allais courant, criant, jurant, agitant mes bras, et m’inquiétant peu de faire rire les nègres que ma mésaventure amusait fort. Enfin une masse jaune apparaît à l’horizon, au bout d’un corps noir lancé à toute vitesse. Signes au capitaine, signes au nègre attardé. Dieu soit loué ! tout est à bord, la planche se lève, et nous sommes partis. J’étais si heureux de me voir avec tout mon bien sur cette baraque flottante, que j’y marchais d’un pas triomphal, et qu’elle me semblait un lieu de délices.