Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/1005

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Et le palais sur le Grand-Canal, dans le voisinage de la Taglioni ?

— Ce n’est pas le moment d’en parler.

Le soir, les amis de miss Lovel la trouvèrent vêtue de noir et travaillant à une coiffure en jais.

— Avez-vous perdu quelque parent ? lui demanda Pilowitz.

— Non, répondit-elle ; je pourrais me dispenser de porter le deuil, mais je le prends volontairement, parce qu’il s’agit d’un homme que j’ai aimé comme un père, et que j’aurai plus d’un sujet de regretter.

Centoni augura mal de cette réponse.

— Eh ! dit l’abbé Gherbini, pour le philosophe chrétien la mort a du bon : elle nous assure des recommandations en paradis.

Poverina ! s’écria le commandeur, nous allons donc voir ces beaux yeux voilés par la mélancolie ?

— Point du tout, répondit miss Lovel. Mes chagrins sont à moi, et je ne veux pas que mes amis en souffrent. Je vous en ai fait part, c’est assez. J’aurai mes heures pour la tristesse. Il est bien entendu, messieurs, que le moment où je vous reçois est celui de la récréation.

Cela dit, miss Lovel reprit le ton de badin âge qui lui était habituel, et Centoni, qui l’observait à la dérobée, ne découvrant dans sa bonne humeur aucun signe d’effort ni de contrainte, déploya lui-même cette franche gaîté qui est un des plus aimables privilèges du tempérament italien.

Une lettre de mistress Hobbes vint enfin lui révéler la véritable situation de son amie. Le noble lord de qui dépendait le sort de Martha était mort sans avoir fait de testament. Ses dernières heures avaient été empoisonnées par des remords inutiles. Deux neveux avides se partageaient son immense fortune. La gouvernante avait tenté d’exciter leur intérêt en faveur d’une cousine que la loi leur permettait de renier, mais dont ils n’ignoraient pas les titres à leur bienveillance. Ses prières et ses remontrances n’avaient obtenu que cette réponse cynique : « nous ne donnerons pas un shilling. » Mistress Hobbes, trop pauvre pour secourir miss Martha, dans l’impossibilité de venir la chercher à Venise et dévorée d’inquiétude, terminait sa lettre par ses mots : « Cher Alvise, notre jeune amie est bien malheureuse ; je ne vois que vous au monde qui puissiez la sauver. Cherchez le moyen de lui faire agréer vos services, et vous le trouverez. Connaissant sa fierté, je tremble pour elle, car, ne vous le dissimulez pas, il y va de sa vie. »

À l’idée que miss Lovel avait sérieusement besoin de lui, don Alvise se sentit troublé jusqu’au fond de l’âme. Il parcourait comme un fou les rues de Venise en répétant : « Pas un shilling ! pas un