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la comédie tant applaudie à Naples du Medico e la Morte par le grand acteur-auteur Pasquale Altavilla, comédie dont les librettistes se sont emparés pour en faire l’opéra de Crispino e la Comare, mis en musique par le maestro Ricci[1]. « Entre les deux pièces, poursuivit le crieur enflant ses poumons, on tirera au bénéfice des seigneurs-spectateurs une magnifique tombola, où il y aura trois lots que les trois vainqueurs recevront à l’instant même. Le teatrino, remis à neuf et éclairé a giorno, contiendra une foule immense. Toute la ville y viendra. Evviva ! viva ! viva ! »

Les gamins salariés, ajoutant leurs acclamations à celles du crieur, produisirent un vacarme qui retentit d’un bout à l’autre du quai des Esclavons. Quand il jugea que l’attention des prisonniers devait être éveillée par ces préliminaires, le crieur ajouta d’une voix encore plus glapissante : « Ils y viendront tous, les riches et les pauvres, les garçons et les filles. Toute la population de cette belle cité se mettra en marche, depuis la pointe de la Quinta-Valle, jusqu’à celle de Santa-Marta, Marta, Marta ! depuis l’église de San-Pietro-di-Castello jusqu’à celle de Sant’Alvise, Alvise, Alvise ! »

Tout à coup le crieur se tut, comme s’il se fût égosillé, Susannette et Betta, le cou tendu, les yeux tournés vers les Prigioni, écoutèrent de toutes leurs oreilles.

— Penses-tu qu’il soit là-haut ? dit Susannette.

— Non, répondit Betta ; s’il eût seulement soupiré, je l’aurais entendu. Allons vite à Saint-George-Majeur.

Un clignement d’yeux de la naine avertit le crieur que l’épreuve n’avait point réussi. Le vieux Beppo, qui était dans le secret, attendait avec sa gondole au bord de la rive. Toute la bande des quatre gamins, du maître-crieur et des jeunes filles s’embarqua dans la gondole, au milieu des quolibets de la foule et des rires des agens de police.

Il ne faut pas cinq minutes à un rameur pour passer de la Rive-des-Esclavons à l’île de Saint-George-Majeur. La moitié du couvent où Côme de Médicis reçut jadis l’hospitalité de la seigneurie de Venise servait de caserne, et l’autre moitié de prison. À l’entrée de la caserne, le crieur intimidé s’arrêta devant les canons dont les gueules, tournées vers la Piazzetta et le palais ducal, semblaient menacer de destruction les plus beaux monuments qui soient au monde. Il s’approcha d’un jeune sergent qui allait d’un factionnaire à l’autre, la baguette de jonc à la main, et lui demanda la permission d’exercer sa profession de crieur public con privilegio, c’est-à-dire avec patente. Le sergent répondit que sa consigne ne

  1. En rendant compte de l’opéra de Crispino e la Comare, les journaux ont oublié le pauvre Altavilla, le Molière de San-Carlino ; mais en Italie le plagiat littéraire ne tire pas à conséquence.