Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/12

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les suivre ou les diriger dans le sens où elles vont. Quelque assuré que l’on soit du terme qu’elles atteindront un jour, il peut être d’un intérêt national de ralentir leur marche et de contrôler les moyens qu’elles emploient pour arriver à leurs fins. Autant il est nécessaire d’observer au dedans les moindres signes du cours des choses pour n’être pas devancé, autant il peut être sage de retarder au dehors des événemens même que l’on sait inévitables, et l’on est mal venu à dire pour s’excuser de tout fait accompli le mot de l’islamisme : « C’était écrit. »

Toutefois il est peut-être plus fâcheux encore de méconnaître les arrêts de la nécessité et de se désoler ou de s’indigner des effets, parce qu’on a ignoré les causes. Il serait injuste de reprocher aux gouvernemens seuls de fermer les yeux aux diverses faces des temps dont parle Bossuet. Tous les partis, et nous tous, nous sommes enclins à prêter au cours des choses l’uniformité de nos idées et la persistance de nos préjugés. Si les événemens dont l’Europe est le théâtre depuis vingt ans ont contrarié les vues et assombri les pronostics de tant de sages qui ne s’en consolent pas, c’est en partie parce que ces sages ont laissé échapper, sans les remarquer, les signes avant-coureurs de ces événemens. On ne pardonne guère à ce qu’on n’a pas prévu, et, chose plus grave, on n’y pourvoit guère. Il faut donc suivre avec vigilance la marche des faits qui préparent l’avenir ; et, au lieu de se refuser à concevoir que ce qui a, duré ne dure pas toujours, se tenir prêt à saisir le moment où le monde tournant sur son axe entre dans une phase nouvelle.

En France, nous ne sommes peut-être pas les gens les plus habiles à bien juger de ce qui se passe ou de ce qui s’annonce à l’étranger. Nous nous faisons trop de bruit à nous-mêmes. Notre personnalité nationale, si je puis ainsi parler, nous absorbe, et cette préoccupation a été de nos jours tristement aggravée par deux événemens dont le souvenir a successivement pesé sur nous, le désastre de 1815 et la révolution de 1848.

La situation générale de l’Europe a été longtemps réglée par les traités de 1815. On en parle assez pour que l’importance en soit un fait évident. Cependant ces traités eux-mêmes ne sont que l’effet d’un événement plus important encore, le plus considérable sans contredit du XIXe siècle, le renversement à main armée de l’empire. C’est l’empire en périssant qui nous a légué les traités de 1815. C’était la défaite de la France dans sa lutte contre l’Europe entière, et son affaiblissement pour un temps qui devait toujours être trop long. Sans doute la coalition qui avait triomphé en 1814 n’était pas, quoi qu’on en ait dit, la même que la coalition