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semblaient finis. On les a restaurés, à ce qu’il semble, pour l’usage des générations actuelles. Ils n’eussent pas résisté, ces systèmes, à quinze ans de libre discussion ; un régime de silence les a conservés à peu près intacts, et, s’ils prenaient les mêmes licences qu’autrefois, ce serait une campagne à recommencer.

Maintenant un doute peut s’élever : dans ce qu’ils ont dit et fait au nom des ouvriers, les délégués étaient-ils des interprètes fidèles ? N’ont-ils pas trop pesé sur certains griefs, forcé les couleurs du tableau, abondé dans leurs impressions personnelles au lieu de traduire le sentiment général ? il y a en effet à tenir compte des libertés de l’interprétation, qui doivent être grandes. Entre les ouvriers qui restent dans les rangs et ceux qui en sortent avec un mandat, une certaine inégalité de conditions s’établit : les uns. se remettent à la besogne sans souci comme sans responsabilité ; les autres, pour répondre à l’honneur qu’on leur fait, se montent le cerveau, se grisent avec leurs idées. Quand la somme de ces idées est bornée, et c’est souvent le cas, ils la complètent avec quelques lectures, meublent leur mémoire de ce qu’à droite et à gauche on a écrit et pensé pour eux. On comprend que, cette préparation achevée, le délégué devienne un tout autre homme, et s’éloigne de plus en plus du ton et de la langue des ateliers. Il se forme alors des opinions qui en réalité ne sont qu’à lui, et où les préjugés d’état se mêlent à une. demi-science. Il va parfois jusqu’à se mettre en écart direct avec ceux dont il tient son mandat. Cependant il ne sera ni blâmé ni désavoué. La vie du chantier laisse trop peu de loisirs à l’ouvrier pour qu’il prenne goût à autre chose qu’à sa tâche. Il n’a d’opinions qu’en temps de révolution ; mais alors il va d’un bond aux plus ardentes. Il s’anime aussi pour ses intérêts, et c’est en quoi le système de coopération le séduit, comme séduisent toutes les combinaisons aléatoires.

Certes l’ouvrier a et doit avoir comme tout le monde le choix des moyens qui peuvent le conduire à la fortune, et parmi ces moyens il en est de très sûrs, de très réguliers. En industrie, la force des choses fait sortir des rangs les sujets les mieux doués et les appelle au commandement ; leurs services, quelquefois leur génie, les désignent. C’est l’avancement naturel, plus fréquent qu’on ne le suppose. Beaucoup de chefs de grandes fabriques ont été ouvriers ou sont fils d’ouvriers. Les hommes capables se classent donc d’eux-mêmes ; aussi n’est-ce pas à ceux-là que l’on songe. Il s’agit non des hommes qui ont acquis ou peuvent acquérir des grades ; mais du gros de la troupe. Au moyen d’une augmentation de salaires ou d’une participation aux profits, on veut élever dans les rangs des ouvriers le niveau de l’aisance. Rien de mieux, mais aux dépens de qui ? Il y a là un acte de largesse, qui en fera les frais ? Sera-ce le