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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/223

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Consommateur, sera-ce l’entrepreneur d’industrie ? On ne peut rien mettre en plus dans la main de l’ouvrier sans le prendre dans la main de l’un ou de l’autre de ces contribuables. C’est à quoi ne songent pas ceux qui ne voient que leur intérêt là où plusieurs intérêts sont engagés. L’intérêt qui prime ici, c’est celui de l’industrie, dont la conservation importe à tous ceux qui en vivent, ouvriers ou patrons. Or l’industrie est d’une constitution délicate, on ne la violenterait pas impunément. Aux premiers chocs, on en ferait des ruines, et, placés comme ils le sont, les ouvriers en recevraient les premiers éboulemens.

N’exagérons pas ; jusqu’ici, tout s’est réduit à des accès de jactance accompagnés d’insignifiantes levées de boucliers. Nos ouvriers n’ont pas la puissance ni peut-être la volonté des excès auxquels l’imagination de leurs meneurs les convie. Il ne faudrait pourtant pas s’y fier sans réserve ; l’exemple de l’Angleterre donne à réfléchir. Là-bas les sociétés populaires connues sous le nom de trade’s unions ont tracé autour des fabricans des lignes de siège si habiles qu’en réalité ceux-ci ne s’appartiennent plus. A tout propos, sur le moindre prétexte, les exactions et les servitudes se succèdent. Le mal pourrait nous gagner, tant nos voisins se montrent jaloux de nous en communiquer le germe. Comment s’en préserver ? C’est dans tous les cas par des moyens mieux appropriés que ceux dont on use depuis quinze ans. Jamais tant d’attentions et de faveurs ne s’étaient répandues sur les ouvriers, comme sur des gens dont il y a beaucoup à espérer ou à craindre. Le gouvernement multipliait pour eux les travaux, les institutions spéciales, rapportait ou modifiait les lois gênantes. Rien de mieux ; mais les écrivains y mêlaient bientôt leurs exagérations, voyaient tout ce qui émanait d’eux d’un œil de complaisance, excitaient leurs ambitions et quelquefois renchérissaient sur leurs erreurs. Qu’en est-il résulté ? Qu’on a fait des ouvriers des enfans gâtés qui peuvent en temps d’émotion devenir des enfans terribles. Ces avances ont manqué leur objet. L’ouvrier résiste à, ce qui vient de loin et sent l’apprêt ; les flatteries ne désarment pas, et le bienfait n’enchaîne pas toujours sa reconnaissance. Ce qui a toujours mieux réussi auprès de lui, c’est un invariable esprit de justice traduit dans un langage ferme et sensé ; c’est aussi l’habitude constante de le redresser quand il se trompe et de lui dire ses vérités au risque de lui déplaire. Voilà où il en faut revenir, au lieu de suivre une pente qui n’est pas exempte de dangers.


Louis REYBAUD.