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renoncerait trop ouvertement à toute prétention littéraire, il ne serait plus un inventeur, un peintre de mœurs, un Molière enfin, donné à notre heureuse époque comme un digne complément de toutes ses autres grandeurs.

De la comédie qui forme la première partie de Nos bons Villageois, il y a peu de chose à dire. Le pharmacien Hommais, qui égale, dans le roman de M. Flaubert, le triste récit des amours de Mme Bovary, a beaucoup perdu en étant transplanté dans le parc dramatique de M. Sardou, déjà si riche en emprunts de ce genre. Si Hommais est vraiment comique chez M. Flaubert, c’est surtout à force de parler ; mais sur la scène, où il peut moins s’étendre, il doit renoncer à la plupart de ses avantages. Quant à l’idée de le montrer tremblant devant la canne de M. le maire et de lui faire écrire à lui-même, sous cette canne levée, qu’il est un polisson, il faut avoir le don d »observation que M. Sardou a reçu de la nature pour nous peindre un villageois français, bien plus un pédant de village dans cette servile attitude ; mais c’est surtout ce baron-maire, ancien colonel de dragons, qu’il faut contempler et entendre, si l’on veut voir comment M. Sardou se représente le parfait bon ton, le dédain cavalier et la suprême élégance.

Arrêtons-nous maintenant sur le tissu d’invraisemblances dont le drame est composé, et demandons-nous comment cette suite d’incidens et d’actions, qui sont autant de défis portés au sens commun, peuvent intéresser et parfois émouvoir le public. Qu’on se figure un jeune homme qui a rencontré aux eaux une femme charmante, accompagnée de sa jeune sœur. Il aime la femme mariée, cherche à lui plaire ; puis, sachant qu’elle demeure à la campagne, aux portes de Paris, il décide son père à s’établir dans le même village et vient un peu plus tard l’y rejoindre. Vous vous attendez sans doute à voir ce jeune homme renouer avec cette dame ses relations interrompues, et profiter naturellement des rapports de bon voisinage qui se sont déjà établis entre son père et le mari de celle qu’il aime ? Nullement, cela serait trop simple. Ce fougueux jeune homme se glisse la nuit même de son arrivée dans le parc de son voisin, et dès le lendemain soir il y retourne, grâce à une clé que la plus jeune des deux sœurs lui a confiée, afin qu’il puisse venir lui faire la cour la nuit tout à son aise ; car s’il aime l’aînée, qui repousse ses hommages, il est aimé de la cadette, qui a pris jusque-là pour elle l’empressement témoigné à sa sœur. Cette jeune personne est aussi clairvoyante que ce jeune homme est ingénieux, et vous n’êtes pas au bout des finesses de notre héros. Le voilà donc revenu dans ce parc, où le surveille la méchanceté des paysans ; sa présence est dénoncée au maître de la maison ; on le cerne, on le poursuit, on l’atteint enfin dans le salon, où il lui faut expliquer sa présence. Il n’a qu’un mot à dire, et puisqu’il vient cette fois pour cette jeune fille qu’il aurait pu si aisément et si honnêtement demander en mariage, sa conduite est absurde sans être criminelle. Il va sans doute dire la vérité, ou du moins cette partie de la vérité qui ne compromet personne, et le fera seulement paraître aussi sot qu’il le mérite ; mais cette vérité est encore trop simple et trop commode à dire : il n’y a pas de danger qu’il la dise. Il aime mieux étendre la main, saisir une poignée de diamans et se faire passer pour un voleur. Ce rôle sans issue une fois adopté, il faut qu’il le soutienne, et nous subissons lentement tous les détails que cette situation peut produire, depuis les mensonges variés de ce