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du choc, le canon reste encore l’arme principale et dominante des guerres maritimes. Jusqu’à la fin de la campagne de Crimée, le vaisseau était sans défense devant l’artillerie : obusiers de 80, canons frettés et rayés que venait de découvrir le colonel Treuille de Beaulieu, et qui lançaient à plusieurs milliers de mètres de formidables projectiles, pouvaient, comme en se jouant, transpercer, mettre en pièces, incendier nos plus forts bâtimens. Le vaisseau à trois ponts, avec ses 120 bouches à feu et ses 1,200 hommes d’équipage, n’apparaissait plus que comme un coffre à carnage ; en face des batteries de terre, la marine avait presque cessé d’être un véritable instrument de guerre, comme on ne le vit que trop à l’impuissante attaque des forts de Sébastopol. Sous le règne du roi Louis-Philippe, pendant le ministère de l’amiral de Mackau, on avait bien constaté par des expériences précises qu’à l’aide d’une simple cuirasse en fer de quelques centimètres d’épaisseur on arrêtait net l’effet de ces terribles boulets d’explosion ; mais soit que le gouvernement d’alors voulût garder pour lui seul cette précieuse connaissance qui lui assurait la supériorité dans la prochaine guerre, soit qu’il reculât devant la dépense qu’eût exigée la transformation de sa flotte, il tint secrète sa découverte. L’heureuse application qu’on en fit aux grossières batteries flottantes qui allèrent s’embosser avec tant de succès devant les forts de Kinbourn emporta toute hésitation. La question se posait d’elle-même à la face de toutes les puissances maritimes : le navire de guerre ne pouvait plus se présenter au feu qu’armé d’une cuirasse de fer. Mais quoi ! ajouter tout à coup au poids de la coque un élément de mille tonneaux, toutes les idées sur la construction navale en étaient troublées. Un ingénieur du plus grand talent de la marine française, M. Dupuy de Lôme, soutenu par son gouvernement, résolut la difficulté presque complètement du premier coup. Sans rien ôter aux qualités nautiques du bâtiment, sur la carène d’un vaisseau de ligne, il plaça une simple batterie de frégate : solution redoutable pour le budget ; mais tout s’enchaîne en ce monde, l’époque est venue où l’on ne compte plus avec les millions ! L’Angleterre n’y voulut pas croire, et, si la guerre eût éclaté soudain, sa fière marine se fût trouvée exposée à une grande ruine. Il fallut qu’un des lords de l’amirauté pénétrât déguisé dans l’un de nos ports pour convaincre son gouvernement de l’imminence du danger et forcer la main à ses constructeurs, qui ne surent produire d’abord que ce navire bâtard à cuirasse centrale, aux deux extrémités en bois, dont l’incendie du Palestro nous a fait voir toutes les faiblesses. Les Américains ont résolu autrement le problème : ils voulurent soustraire la coque aux coups de l’ennemi et construisirent le monitor,