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réforme : conseil hardi, qui fit d’autant plus de scandale qu’ayant lui-même embrassé la réforme avec sa belle-mère, la baronne de Crans, femme lettrée, dame d’honneur de la duchesse de Savoie, il avait, avec quelques autres personnages, établi une église évangélique à Chambéry. Le duc n’était pas prêt à hasarder un pas semblable, et dans un premier mouvement de colère il donna ordre au sénat de poursuivre l’auteur du projet. Interrogé le 31 mai 1561 par ses collègues sur la question de savoir s’il est l’auteur de l’écrit incriminé, il fait sans hésiter une réponse affirmative. On lui demande ensuite « s’il a des complices à vouloir que l’altesse de monseigneur le duc fasse alliance avec les hérétiques de Genève, de Berne, du Dauphiné et d’autres pour déchasser le roi de France dudit Dauphiné, de Provence et d’autres pays, et pour établir un royaume des Alpes où serait enseignée la religion soi-disant réformée. » À cette question, Joly d’Allery répond « qu’en tant qu’il s’agit de l’étendue et de l’agrandissement des domaines de Savoie, il a pour complices tous les vrais Savoisiens, et encore, croit-il, les Dauphinois et les Provençaux ; qu’en tant qu’il s’agit de la religion, il ne souhaite rien tant que soit prêchée en icelles provinces, Savoie, Piémont et autres, la vraie catholique réformée, fondée sur la sainte Écriture, et non les nouvelletés de Luther, Calvin, Farel et autres, espérant donner ainsi audit état paix, tranquillité et bonne fraternité chrétienne. » A la suite de cet interrogatoire, le sénateur fut condamné à être suspendu de son office de magistrature pendant une année, peine légère pour un crime qui, dans la jurisprudence du temps, devait entraîner la peine de mort. Le duc de Savoie, revenu de son premier mouvement, flatté peut-être de cette couronne royale que le sénateur avait fait briller à ses yeux, ordonna qu’il fût immédiatement réintégré sur son siège.

Isolé des circonstances au milieu desquelles il se produisit, ce projet nous paraît aujourd’hui extravagant, et l’auteur de l’Histoire du Sénat de Savoie a. pu considérer Joly d’Allery et ses adhérens comme des visionnaires. Que l’on se reporte néanmoins à l’époque de crise où il fut conçu, et l’on verra qu’il n’y avait pas trop de déraison à conseiller à la maison de Savoie de pousser sa pointe sur les provinces du sud-est de la France. L’Espagne, par les énormes acquisitions en Italie qu’elle devait aux victoires de Charles-Quint, interdisait à la Savoie tout espoir d’agrandissement de ce côté, tandis qu’en-deçà des Alpes la France, travaillée par ses guerres de religion, affaiblie et se déchirant de ses propres mains, semblait peu capable de résister à un retour violent de la Savoie. L’obstacle le plus sérieux était la réforme elle-même et son invincible esprit. Genève d’un côté, Genève appuyée de Berne et des autres cantons