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cette confusion a pu naître, se répandre, s’enraciner dans le préjugé public. Nous montrerons qu’il y a en effet quelque chose de commun entre la science et la philosophie positive, puisque la conception du monde, objet le plus élevé que poursuive cette philosophie, ne représente rien autre chose à ses yeux que les résultats systématisés de l’expérience, les faits généraux de chaque science coordonnés hiérarchiquement dans un certain ensemble. Si les élémens de cette philosophie sont exactement les mêmes que ceux des sciences, auxquels elle a la prétention de n’ajouter rien, et si ces élémens ne sont rien que les résultats de l’expérience, il est trop clair, et c’est presque une naïveté de le dire, que la méthode des sciences physiques et naturelles doit entrer comme partie intégrante dans la définition de la philosophie positive. Il y a là une cause perpétuelle d’erreur pour les esprits inattentifs ou prévenus, qui les porte à croire que l’emploi habituel, exclusif même des méthodes positives, suffit à faire un positiviste. L’identité des mots ajoute encore à la confusion des idées, et n’est pas d’un médiocre secours pour la propager.

Il faut s’expliquer une fois pour toutes sur ce point en prenant un exemple décisif pour sortir de cette demi-obscurité que le langage abstrait crée autour des notions les plus simples et les plus claires.

J’ouvre le livre récent de M. Claude Bernard, l’Introduction à la Médecine expérimentale[1]. J’y étudie avec l’attention que mérite tout ce qu’écrit un savant de cet ordre les principes et les lois de la méthode qu’il connaît si bien pour l’avoir admirablement pratiquée ; mais ce que j’y cherche avec un soin égal, c’est le sentiment particulier de l’auteur à l’égard de la philosophie. Assurément s’il est une œuvre qui au premier abord et à un coup d’œil superficiel paraisse appartenir à l’école positiviste par ses tendances, par son esprit général, par certaines formules, c’est bien celle-là. Examinons-la de plus près. Marquons avec soin l’ordre de phénomènes dans lequel se circonscrit l’auteur, l’ordre d’opérations intellectuelles dans lequel il se maintient, tout s’expliquera de soi. Telle proposition qui aurait une signification critique et presque menaçante pour la philosophie prendra aussitôt à nos yeux un sens inoffensif et tout naturel, si nous venons à réfléchir qu’il ne s’agit ici que de science positive. En lisant ce livre, il faut, pour en bien saisir la juste portée, avoir toujours cette distinction présente à

  1. M. Janet a déjà entretenu de cet ouvrage les lecteurs de la œil Revue œil dans un remarquable article intitulé œil De la Méthode expérimentale en physiologie œil, 15 avril 1866. — A peine ai-je besoin de les prévenir que c’est à un tout autre point de vue que j’étudie ce livre, dans lequel je recherche uniquement s’il y a quelque conciliation possible entre la science positive et la philosophie.