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à la tâche ingrate de presser de l’aiguillon de sa parole ceux qui traînent le char social et de le pousser dans de nouvelles voies. Il a fini par renoncer à le charger de ce fardeau superflu ; il le présente luttant seul contre un monde, grandi par cet isolement, mais payant par des souffrances qui ont plus d’un trait d’analogie avec la passion évangélique la rançon de sa grandeur.

Agrigente, délivrée de la tyrannie, n’a pu cependant parvenir au repos ; elle est troublée par ses prêtres, qui agitent la foule de leurs superstitions, fomentent sourdement les discordes et favorisent de coupables ambitions. Un seul homme, sans être revêtu d’aucune dignité publique, armé de la seule autorité de la sagesse, tient les ambitieux en échec et paralyse les mauvais desseins ; son œil vigilant, que n’endorment ni la flatterie ni l’intérêt, pénètre les manœuvres les plus secrètes ; sa voix les dénonce et les fait châtier avant qu’elles éclatent. Non-seulement son éloquence apaise les émotions populaires, mais il guérit les malades par sa parole, il sème partout les bienfaits ; une vertu salutaire émane de sa personne. La fille de l’archonte, qu’il a dérobée à la mort, vient pour contempler de loin, à travers les arbres qui abritent ses méditations, les traits presque divins du philosophe ; le peuple tout entier le révère comme un demi-dieu. Cette puissance du génie, d’autant plus grande qu’elle ne tient pas à des titres empruntés, émeut et rapproche dans une même haine tous ceux qui ne peuvent vivre que des erreurs publiques. Il faut qu’Empédocle périsse : n’est-il pas coupable du plus grand des crimes, celui de rappeler les esprits au sentiment de la vérité ? « L’esprit de l’homme, s’écrie un prêtre, est bienfaisant quand il tait ce qu’il faut taire ; mais, s’il met au jour le secret de son âme et publie ses dieux, il est plus funeste que le fer et le feu ; il est mortel et destructeur, le cœur téméraire qui laisse couler comme l’eau ses pensées dangereuses. » Tout à l’heure les paroles d’Empédocle, ces paroles dont les âmes s’abreuvaient avidement, transformées en poison, vont appeler sur lui la vengeance du peuple. Aux approches du danger, son âme est envahie de pressentimens que les discours du plus cher de ses disciples ne parviennent pas à calmer ; il a son agonie du jardin des Oliviers ; son cœur refroidi par l’âge n’entend plus aussi clairement la voix de la grande nature ; il se prend à douter de son œuvre et s’apprête à laisser le champ libre à ses ennemis. En effet, Hermocrate et Critias, le prêtre et l’archonte, viennent élever contre lui l’accusation fatale à tous les réformateurs, celle d’avoir trompé le peuple par des prestiges, d’avoir calomnié les dieux, de s’être donné lui-même pour un dieu. Empédocle est banni comme blasphémateur, mais il n’ira pas traîner sa vieillesse dans l’exil ; ce n’est pas Agrigente seulement qu’il va quitter. Son projet, encore secret, perce dans les paroles