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la rivière, une saulaie, des mûriers ; un peu plus haut, la route d’Orange, qui court parallèlement à l’Aygues ; plus haut encore, trois platanes qui formaient un vaste dôme de verdure, et semblaient régner sur tous les oliviers d’alentour. C’était un dimanche, les cloches sonnaient le second coup de vêpres. Didier écoutait ces cloches et regardait fixement les platanes et un toit couvert en tuiles qui s’abritait à leur ombre. Il se tenait si tranquille sur son siège de gazon qu’un lézard, sortant de son trou, s’établit à côté de lui sur une grosse pierre et s’y chauffa au soleil avec délices. Non moins intrépide, une jolie mésange nonnette vint se poser au bout d’une branche de sorbier, presque à portée de sa main, et se berça nonchalamment. Il était clair que Didier tenait conseil avec lui-même. De quoi s’agissait-il ? Le savait-il bien ? Il cherchait à établir le point de la question et y perdait son latin. Par un effort violent de sa volonté, il détacha ses yeux des trois platanes ; au mouvement qu’il fit, le lézard rentra dans son trou, la mésange prit sa volée. 11 retourna la tête, regarda un instant le rocher de l’Aiguille, lequel semblait lui-même regarder courir de gros nuages blancs ; cet immobile rocher avait l’air de leur envier leurs ailes et de sentir son poids.

Enfin, s’étant levé, Didier se dirigea vers les bois de Garde-Grosse, but ordinaire de ses promenades ; mais il n’avait pas fait trois cents pas qu’il se ravisa, redescendit au château, fit le tour du jardin, dépouilla de ses deux plus belles roses un rosier musqué, qui est renommé dans le pays par l’éclat sans pareil de ses fleurs ; puis, tenant ses deux roses à la main, il prit la route de la ville. Lorsqu’il traversa la place du marché, les gamins, qui jouaient au bouchon, relevèrent la tête et le regardèrent ; les promeneurs qui arpentaient les arcades s’arrêtèrent et le regardèrent ; les habitués du café du Commerce interrompirent leur partie de dominos et le regardèrent. Le mélancolique, le sauvage Didier de Peyrols traversant Nyons un dimanche après midi en tenant deux roses à la main !.. L’apparition subite d’une comète au-dessus du Devès n’eût pas jeté plus d’émoi dans les esprits.

Quand il eut atteint le bas de l’avenue qui conduit aux Trois-Platanes, il eut un instant d’hésitation et fut sur le point de jeter les roses dans un fossé et de retourner sur ses pas. Cependant il continua son chemin. En arrivant devant la grille, il aperçut sa cousine assise au pied d’un des platanes ; elle tourna les yeux vers lui et s’avança aussitôt à sa rencontre. Mme d’Azado était de ces femmes qui ont leurs jours de beauté ; ses traits n’étaient pas assez réguliers pour qu’elle fût toujours égale à elle-même ; quand son âme dormait, on pouvait croire que sa figure manquait d’ensemble. Ce jour-là, tout en elle était fondu dans une délicieuse harmonie