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cette litanie, je pense à ses deux vaudevilles sifllés et à la fable du renard. Moi non plus, je n’écrirai jamais de vaudevilles ; mais vraiment il me semble que rien n’est plus facile.

« Comprenez-vous bien la situation ? Mon homme a renoncé à la petite littérature pour se consacrer au grand art. Il fait fi de son talent ; il a juré qu’il aurait du génie ou qu’il mourrait à la peine. À merveille. Je lui reproche seulement de parler du grand art en termes de métier. Il se pique de faire des vers qui aient du chic, il se pique aussi de faire du style. Ce mot ne me plaît pas ; il me semble qu’on a du style et qu’on n’en fait pas. Ce qui est certain, c’est qu’il prend sa vocation au grand sérieux ; il croit à son étoile ; les dieux eux-mêmes lui ont annoncé qu’il avait mission pour régénérer le théâtre. Le Fils de Faust ne sera pas seulement un chefd’œuvre, ce sera un événement. Aborde-1- il ce sujet, sa vaste crinière se hérisse, son œil lance la foudre, c’est Jupiter tonnant. Et ne croyez pas qu’il joue la comédie ; il est tout le premier dupe de ses exagérations ; ses hyperboles lui montent à la tête, il se grise de ses prosopopées. Les poètes peuvent être des gens très sincères dans leurs discours, dans leurs actions ; mais il leur est difficile d’être vrais. Par nécessité de métier, ils se passionnent pour des fables, pour des êtres fictifs ; ils mettent ce qu’ils ont de cœur au service de leur imagination. Quand leur cœur se trouve à sec, il est juste que leur imagination le rembourse de ses frais, et ils en arrivent à ne plus bien distinguer ce qu’ils sentent d’avec ce qu’ils inventent ; sont-ils pris du cerveau, ils croient avoir un polype au cœur. Randoce est extrême en toutes choses ; aucun mot ne lui semble trop fort pour exprimer ce qu’il croit sentir. Ses admirations sont des enthousiasmes, ses joits des délires, ses mélancolies des désespoirs, ses indignations des fureurs. De quoi qu’il s’agisse, il voit tout de suite le parti à tirer de la situation, les ressources qu’elle offre à l’éloquence ; sa tête est pleine de personnages tragiques ; sans qu’il s’en doute, ce sont eux qui parient pour lui, qui brodent le canevas. Il y a des-gens qui naissent avec des tréteau v aux pieds. La tirade est la seconde nature de Prosper Randoce.

« Ne médisons pas de la poésie, mon cher notaire. Si Prosper Randoce n’est pas un drôle, rendons-en grâce aux rimes riches du romantisme. Elles ont réparé, je crois, autant qu’il était en elles, le vice de sa première éducation. « Je ne suis pas la rose, dit le proverbe persan ; mais j’ai passé près d’elle. » Prosper n’est pas un Pochon ; seulement, élevé par ce juste, il a grandi à son ombre, sucé le lait de sa docte sagesse. Heureusement, parvenu à l’âge de raison, il a senti s’éveiller dans son cerveau le démon des vers ; une