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apparence Prosper ne tarderait pas à se présenter devant lui pour essayer de se justifier ou du moins de pallier ses torts, qu’il fallait le voir venir, que, suivant l’attitude et le langage du coupable, il prendrait une résolution dans le moment. Il en fut pour ses frais d’attente. Vers le milieu de la matinée, Baptiste lui remit un billet ainsi conçu :

« Mon cher ami, je ne puis partir avec vous. Ne me jugez pas trop sévèrement ; il ne tient qu’à vous de vous représenter ce que peut la passion sur un cœur qui n’est pas de bronze. On se croit fort, il suffit d’un sourire et d’une larme pour abattre le plus fier courage. J’aurais dû ne pas revoir cette étonnante fille ; je sens que je ne puis vivre sans elle. Je lui dois mes plus beaux vers, qui ne sont pas ceux que j’ai faits pour elle. Expliquez-moi cela : elle n’est pas pour moi la poésie, elle est le mépris de la prose et du convenu, et j’ai besoin de ce mépris pour vivre. Enfin je l’aime, je l’aime, et je ne puis partir. Aussi bien elle va faire ses débuts ; puis-je l’abandonner dans un moment critique dont tout son avenir dépend ? Il me tarde de m’acquitter envers vous ; Garminette m’y aidera, et je n’attendrai pas l’échéance. Adieu, mon cher. Soyez indulgent. Vous êtes poète à votre manière, et les poètes comprennent tout ; dites-vous bien que, quoi que je fasse, une moitié de moi-même juge l’autre. Pourquoi faut-il que nous soyons faits de pièces et de morceaux ? Un jour peut-être je saurai vraiment qui je suis ; dès que je me serai trouvé, je vous jure que je ne me lâcherai plus. »

Après avoir lu et relu cette lettre, Didier prit son chapeau et courut chez son frère. Il trouva porte close. Le concierge lui apprit que M. Randoce était parti à la pointe du jour pour la campagne, où il se proposait de passer quelques semaines. Didier rentra chez lui, donna l’ordre à Baptiste de faire ses malles et de régler ses comptes. À huit heures du soir, il montait en wagon, et prenait le chemin du midi, indigné d’avoir pour frère un homme sans honneur et peut-être un escroc, furieux d’avoir été dupe, maudissant son excessive facilité d’humeur qui, sa paresse aidant, lui avait fait négliger toutes les précautions, et, quand il avait le temps d’y penser, très navré d’avoir à rendre compte de sa déception au très narquois M. Patru. Croyez qu’il eût beaucoup donné pour apprendre à son arrivée que le digne homme était retenu dans son lit par une fièvre catarrhale.

Victor Cherbuliez

(La troisième partie au prochain n°.)