inspirée. Peut-être lui-même était-il devenu moins indifférent,
moins dédaigneux ; il avait rabattu de ses fiertés contemplatives.
Pour la première fois de sa vie, il était sorti de son oisiveté superbe,
il avait voulu quelque chose, et sa volonté s’était brisée contre un
obstacle ; rien n’humanise comme une défaite. L’homme qui s’est
mesuré, ne fût-ce qu’un jour, avec les difficultés de la vie, est
moins intolérant que le rêveur qui regarde tout du haut de son
étoile ; il a des exigences moins péremptoires, il est plus disposé à
se contenter des à peu près, à tenir compte de la force des choses
et à pardonner aux hommes de n’être pas des héros, aux femmes
de n’être pas des sylphides. Dans son voyage en Allemagne, Didier
avait fait la connaissance d’IIamlet ; son dernier séjour à Paris lui
avait été plus profitable encore. Il y avait acquis un sens qui lui
manquait, le sens de la vie et le sentiment de l’intérêt qui est attaché à tout ce qui vit, même à ce qui vit mal. Si après réflexion il
avait prêté l’oreille aux refrains argotiers de Carminette, comment
s’étonner qu’en ce moment il prît plaisir à interroger sa cousine ? Il
aurait voulu qu’elle lui contât ses ennuis, il la mettait sur la voie ;
peut-être en retour lui aurait-il fait part de ses mécomptes. Un soir,
à Paris, il avait rougi de colère ; aux Trois-PJatanes, pour la première fois, il se sentait porté à l’expansion. Si Lucile s’y était prêtée, l’échange de leurs confidences aurait commencé entre eux une
entente cordiale, une belle liaison d’amitié. Lucile s’apercevait
bien qu’il s’était fait en lui un changement qu’elle ne pouvait s’expliquer, elle lui trouvait des manières plus ouvertes, le ton plus affectueux, plus de cordialité dans l’accent ; mais elle ne lui confia
point ses peines, lui parla d’elle le moins possible, se tint continuellement sur la réserve. Il lui avait appris à se défier ; avait-il le
droit de se plaindre ?
Dans le courant de la semaine, il retourna plusieurs fois aux Trois-Platanes ; il y passa même une soirée, bien que les personnes qu’on y rencontrait ne fussent guère de son goût, et, dans la pensée de se rendre agréable à sa cousine, il joua au whist d’un air de belle humeur. Dieu sait cependant si le jeu lui en disait ! Mme d’Azado parut contente de le voir s’amuser ; mais elle ne songea pas à le remercier de son dévouement, et cela refroidit son beau zèle.
Dans ses heures de solitude, Didier pensait souvent à son frère, et l’irritation très vive qu’il avait d’abord ressentie contre lui tendait de jour en jour à s’apaiser. Pour employer le mot vulgaire, il n’avait pas tardé à mettre de l’eau dans son vin. Je ne sais s’il avait beaucoup lu Spinoza, mais il avait l’humeur et le tour d’esprit spinozistes ; il était porté à croire que tout est nature, que la