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PROSPER RANDOCE.


liberté morale est une illusion, que nous ne pouvons rien ou presque rien ni sur nous-mêmes ni sur les choses, que tout caractère est le résultat de certaines circonstances, d’une certaine éducation, de certaines impressions dominantes, et qu’il est aussi déraisonnable de se fâcher contre un fripon que d’en vouloir à un cheval parce qu’il est atteint du lampas ou rongé d’éparvins. Après tout, si Prosper manquait d’honneur, n’était-ce pas la faute de son père naturel, qui l’avait abandonné, et de son père adoptif, qui l’avait trop éduqué ? Il y avait en lui du Pochon ; les poiriers produisent des poires et les Pochon des Puandoce. C’est la loi de nature.

Le portrait de M. de Peyrols avait été replacé sur son panneau, près de la cheminée du salon. Toutes les fois que Didier le regardait, ce qui lui arrivait souvent, il songeait aux sanglans et amers reproches que s’était adressés son père à son lit de mort, et comme il lui semblait qu’en héritant de ses biens il avait succédé aussi à sa conscience et à ses fautes, il s’accusait de s’être acquitté à trop bon compte des charges de l’héritage paternel. Le portrait de M. de Peyrols était d’une ressemblance frappante, le regard était parlant ; ce regard inquiétait Didier. Si peu catholique qu’il fût, il se représentait que l’âme qui avait autrefois animé ces yeux était retenue par ses remords dans une sorte de ténébreux purgatoire et qu’il dépendait de lui de l’en retirer. Il s’était trop vite rebuté ou plutôt il avait ressenti trop vivement le dépit d’avoir été dupe ; il aurait dû attendre de pied ferme le retour de son frère, le tenir sur la sellette, l’interroger, le confondre, le faire rentrer en lui-même. Sa lettre prouvait qu’il était capable de se juger ; en s' adressant à sa conscience, on avait donc quelques chances de parler à quelqu’un ; le cas n’était pas désespéré : mauvais médecin que celui qui plante là son malade avant qu’il râle, et qui gagne au pied sans crier gare.

Ce qui contribuait aussi à calmer les ressentimens de Didier, c’étaient les rancunes que nourrissait l’implacable notaire contre l’amant de Carminette. M. Patru avait sur le cœur les cinquante mille francs ; il songeait et ressongeait à tous les bons emplois qu’on eût pu faire de cette somme ; il enrageait de penser qu’elle avait été gaspillée en folies ou dissipée d’un coup dans un tripot. Ces cinquante mille francs échauffaient sa bile, il ne les digérait pas. Si naguère il avait plaidé la cause de Randoce, c’était pour l’acquit de sa conscience. Au demeurant, il avait trouvé convenable que Didier, pour se donner de l’exercice, se mît à la recherche de son frère et s’assurât qu’il n’était pas dans le besoin ; mais étant prouvé que ce poète était un animal indécrottable, Didier n’avait rien de mieux a faire que de l’oublier : être dupe une fois, passe encore ; deux fois, c’est immoral.