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Ajoutez que M. Patru avait de fortes préventions contre les gens de lettres. Je veux croire qu’elles étaient fondées ; mais à toutes les bonnes raisons qu’il alléguait s’en joignait une toute personnelle qu’il n’avait garde d’avouer. Jadis, étant accouché d’un épithalame dont il était fier, M. Patru avait eu l’heureuse inspiration de l’envoyer à un petit journal, lequel l’avait publié, mais en l’accompagnant d’un commentaire où l’auteur était étrillé. Les oreilles lui en cuisaient encore.

— J’avais jugé votre frère sur l’étiquette du sac, disait-il à Didier. Dès que j’ai appris qu’il écrivaillait, j’ai su à quoi m’en tenir.

Triste engeance que vos gens de lettres !

— Voilà ce qui s’appelle un jugement sommaire, répondait Didier.

— Mon cher garçon, un homme qui se respecte ne pond des vers qu’à ses momens perdus.

— Je m’imaginais que ce n’est pas trop de toute une vie pour apprendre à les bien faire.

— Ne voyez-vous pas que la littérature est devenue un métier ?

— Je ne vois pas que les littérateurs puissent se dispenser de vivre.

— Autrefois la poésie avait une lyre pour enseigne, aujourd’hui un sac d’écus.

— Dans tous les temps, les poètes ont éprouvé le besoin de boire et de manger. Lisez Pindare ; la question d’argent revient souvent dans ses odes. « La pauvreté est un mal intolérable ; l’or est le bien le plus précieux que puissent posséder les hommes. » Et de tendre la main !…. Jadis les puissans de ce monde pensionnaient les poètes, qui les remboursaient en encens. Le grand Corneille comparait un Montmoron à l’empereur Auguste,… moyennant finance. Regrettez-vous ce temps, ces dédicaces, ces agenouillemens ? Les écrivains d’aujourd’hui tâchent de se tenir sur leurs pieds et fondent leur cuisine sur leur plume. Le prêtre vit bien de l’autel ! Je regrette seulement que la plupart soient si courts d’espèces et que des gens de mérite aient souvent tant de peine à nouer les deux bouts.

— Plaignez-les. Race de cancres, vous dis-je ! Parmi ces pauvres hères, combien en comptez-vous qui soient d’honnêtes gens, de loyaux débiteurs, des amis suis ? Le grand-père de toute cette bohème, votre fameux Jean-Jacques…

— Eh ! mon Dieu, oui, il a mis ses enfans à l’hôpital. À la rigueur, on trouverait des portiers qui en ont fait autant et qui confessent en moins beau style. Monsieur Patru, tous les notaires sont-ils vertueux ?

— Ah çà ! oui ou non, votre frère est-il un drôle ?

— Montaigne eût dit : Que sais-je ? et Rabelais : peut-être.