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Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/176

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Fataliste, esclave et orgueilleux, on vient de donner un mot d’ordre et un idéal tout nouveau ; ce peuple commence à croire qu’il a des « frères » opprimés non-seulement en Turquie, mais en Autriche, et que « le nom du tsar libérateur doit passer les frontières russes ; » il commence à se persuader que son « droit » est lésé en Europe, et qu’on lui retient quelque part un bien légitime ; il s’habitue aux cris de Slava ! et parle déjà volontiers d’une grande race cruellement « démembrée » et que le batiouchka va réunir…

Ivresses passagères des esprits quelque peu surexcités, fumées des batailles de Giczyn et de Kœnigsgraetz, rêveries indignes d’occuper des hommes politiques sérieux !… diront ici sans doute les diplomates corrects et rangés, les habiles et les fins qui ont toujours « peur d’avoir peur. » Rêveries ?… Qu’étaient autre chose, il y a quelques années à peine et aux yeux de tous les hommes réputés sérieux, l’Italia una de Mazzini, le « Slesvig-Holstein » du professeur Dahlmann et l’Allemagne du National Verein, « l’Allemagne avec une pointe prussienne[1] ? » Les rêveries sont bien près le devenir des réalités par le temps qui court, alors surtout qu’elles ont pour garantes la politique d’un gouvernement sans scrupule et l’imagination d’un peuple en effervescence ! Les épreuves d’un passé tout récent ne sont guère faites pour ôter toute croyance aux mauvais rêves, et encore moins voudra-t-on se reposer en pleine quiétude sur telle déclaration de l’organe officieux de M. de Bismark[2], que la Russie « ne prétend qu’à introduire une certaine unité dans le développement intellectuel des Slaves, » ou, comme l’a dit le comte Tolstoï, à « resserrer leurs liens moraux. » Oh ! les agitations toutes morales, les aspirations toutes morales, les influences toutes morales de nos jours ! — et qu’elle serait curieuse l’histoire de ce tout petit adjectif qui depuis peu est devenu l’immanquable epitheton ornans de tant de vilaines choses ! « La Prusse doit faire des conquêtes morales en Allemagne[3], » avait déclaré en 1858, à son avènement et avec solennité, ce roi Guillaume Ier qui, en 1866, a conquis le Hanovre et le Francfort par les armes spirituelles que l’on sait. C’est aussi par les moyens moraux que les Italiens prétendent avoir Rome, et les liens moraux que le comte Tolstoï veut resserrer parmi les Slaves ne sont guère de meilleure étoffe.

Au reste, ce qui se passe à l’heure qu’il est dans les pays slaves

  1. « Ein Deutschland mit preussischer Spitse, » le programme du National Verein.
  2. Voyez la Gazette allemande du Nord (l’organe principal de M. de Bismark) du 20 juillet.
  3. « Preussen muss in Deutschland moralische Eroberungen machen, » paroles prononcées par le souverain actuel au moment où il acceptait la régence (allocution du 8 novembre 1858).