Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 71.djvu/849

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

travail ; mais ce précédent toutefois était loin d’engager l’avenir. Appliquerait-on le même système de conduite à la politique intérieure et surtout à la question de la réforme électorale ? Ces sociétés ouvrières avaient été jusque-là des boucliers destinés à défendre certains intérêts, convenait-il d’en faire une arme pour conquérir des droits ? Certes les exemples ne manquaient point pour autoriser un tel changement de rôle. En Angleterre, tout a un caractère politique, les clubs, les universités, les sociétés d’agriculture, l’église même. Pourquoi les institutions fondées par la classe ouvrière échapperaient-elles à une des conditions, après tout, de la liberté ? Cependant plusieurs unionists hésitaient encore à risquer dans la lutte les avantages qu’ils avaient recueillis de leurs sociétés de protection et de bienfaisance. Qui les a déterminés ? Un fait étrange et qu’on aurait de la peine à croire sans le témoignage des ouvriers eux-mêmes, c’est que le plus mortel ennemi de la réforme électorale est celui qui à son insu et contre sa volonté a le plus contribué en Angleterre au succès de cette grande mesure. Ce sont les discours de M. Lowe devant la chambre des communes durant la discussion du reform bill en 1866 qui ont atteint et blessé au vif le cœur des working men. Ces attaques, dirigées avec un rare talent contre le caractère des classes vivant du travail manuel, ont peut-être servi à faire repousser le reform bill de M. Gladstone ; mais le fer lancé par une main vigoureuse et savante était resté dans la plaie, et les ouvriers anglais jurèrent de l’arracher pour s’en faire un instrument de combat. Il ne faut d’ailleurs point oublier que les vicissitudes de cette question, apparaissant comme un mirage à chaque nouvelle législature et disparaissant ensuite dans une défaite, avaient mis depuis quinze ans à une rude épreuve la longanimité des masses. L’Anglais passe pour patient, et il l’est ; mais il ne faut point trop jouer avec cette disposition naturelle. Je me souviens d’avoir attendu un jour pendant une heure à la porte d’un théâtre de Londres dont les acteurs avaient été retardés par une fête de famille : d’abord je m’étonnais du calme et du silence de la foule, qui contrastaient avec notre impatience française ; mais tout à coup, la mesure de la tolérance étant comble, les portes furent forcées par une tempête comme je n’en ai jamais vu. Les peuples se montrent dans l’histoire ce qu’ils sont dans la vie privée, et c’est parce que les pouvoirs dans la Grande-Bretagne ont eu jusqu’ici l’oreille assez fine pour distinguer le moment où la patience des masses était à bout que les barrières de l’état n’ont jamais été renversées.

Trois centres d’action politiques s’établirent en Angleterre pour diriger le mouvement, — la reform league, la national reform