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masse, ne fit qu’effleurer le fond païen de la race, qui reparut bientôt après, au milieu des compétitions scandaleuses de l’église grecque et de l’église latine luttant pour la suprématie sur les nouveaux convertis. Les deux apôtres grecs leur avaient donné une liturgie particulière, un culte national et une traduction slave de la Bible. Rome déclara tout cela schismatique, proscrivit la version en langue vulgaire, abolit le culte slave et le remplaça par le rite latin. Ce fut un nouveau changement de religion, accompli cette fois par la persécution, par le ministère sanglant d’un Clovis slave, qui voulait se rendre Rome propice pour secouer le joug des Grecs de Constantinople. Bogoris, roi des Bulgares, renversant l’œuvre de Méthodius et de Cyrille, établit dans son royaume la religion de l’Occident. Les couvens fondés par les deux apôtres grecs lui opposèrent une vive résistance ; mais ils furent brisés, dispersés et repeuplés par des moines latins odieux au peuple. Chassés de leur asile, les moines bulgares s’enfuirent dans les retraites ignorées des Balkans et dans les îles désertes de la côte orientale de l’Adriatique, où ils relevèrent leur rite et leurs congrégations proscrites. C’est de ces centres de vie religieuse perdus dans la solitude, indépendans de la règle d’Orient et d’Occident, qu’est sorti le dualisme du moyen âge, c’est là qu’a été promulguée la loi des deux dieux du bien et du mal en opposition à la loi du Dieu bon, unique en trois personnes. Ces moines sans direction, véritables acéphales, livrés à tous les écarts d’une imagination échauffée par la persécution, furent ressaisis par les idées sombres de leur race, et le dieu noir de leurs ancêtres, l’ancien Czernebog, leur apparut de nouveau, mais cette fois sous les traits du Jéhovah de la version slave de la Bible, emportée avec eux dans leur fuite aux montagnes.

Ce qui distingue en effet le dualisme du moyen âge de tous les systèmes antérieurs analogues, c’est sa prétention à se greffer sur la Bible et à donner à son dieu mauvais tous les traits du Jéhovah hébreu. Cette exégèse produit les plus étranges dissonances avec l’exégèse traditionnelle. Jéhovah devient le dieu mauvais, le dieu jaloux et vengeur, qui trompe et se trompe, qui extermine et ordonne l’extermination. Il crée un monde visible et mauvais comme lui, le peuple avec des âmes séduites, arrachées à l’empire du dieu bon, enfermées dans des corps et condamnées par l’attrait des sexes à reformer sans cesse leur prison de chair. Dans cette théogonie du désespoir, l’humanité apparaît comme une pauvre captive, souffrante et gémissante, venue du dieu bon, mais tombée sous le joug de la puissance du mal, incapable de rompre elle-même ses liens. Le libérateur est venu cependant, car les dualistes admettaient le dogme de la rédemption ; mais leur Christ est un ange de lumière, de même nature que les âmes humaines, appelé