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En 1860, la France possédait une marine à vapeur importante : un grand nombre de vaisseaux semblables au Napoléon ou de types peu différens étaient déjà entrés dans notre flotte ou allaient être lancés ; un nombre proportionnel de frégates à grande vitesse portait noblement notre pavillon aux quatre coins du globe. L’invention des nouveaux projectiles creux et des cuirasses anéantissait toute la puissance de cet immense matériel ; nous avions dépensé millions sur. millions pour notre flotte, et tout était remis à l’étude, tout se retrouvait encore à créer comme marine militaire. Hâtons-nous cependant de le dire, si ces vaisseaux à vapeur ; en bois ne peuvent plus être considérés aujourd’hui comme des navires de combat, ils n’en sont pas moins une grande ressource pour les opérations de notre armée de terre. Les marins du siècle dernier, dans leurs fables du gaillard d’avant, parlaient souvent de cet immense navire qu’ils appelaient le grand voltigeur hollandais. Cet enfant de leur imagination burlesque portait une nation entière dans ses flancs ; il fallait plusieurs années pour parcourir et visiter le dédale inextricable de ses ponts, de ses entre-ponts, de ses cales et de ses batteries ; il marchait à volonté contre les vents et la tempête, il portait l’enfer dans ses flancs, et Satan lui-même commandait aux esprits infernaux qui dirigeaient le navire. Nos vaisseaux à vapeur en bois sont aujourd’hui une sorte de réalisation de cette chimère. Lorsque, sortant pour la première fois de l’intérieur de la France, nos soldats se trouvent transportés au nombre de trois mille sur nos vaisseaux à trois ponts, chacun d’eux, perdu au milieu de la multitude qui l’environne, confondant l’avant et l’arrière, la droite et la gauche du bâtiment, doit éprouver quelque chose d’analogue aux impressions des mousses qui écoutaient les contes de nos vieux matelots. Le hasard le conduit dans les fonds du navire : il y voit sous ses pieds une machine mue par une puissance mystérieuse, des hommes, demi-nus, noircis par la fumée et travaillant au milieu des flammes ; l’air est embrasé, le sol tremble. Après mille tours et détours, il réussit à gagner le pont ; mais il ne voit plus la terre, et il reste ébahi devant les horreurs de la tempête, impuissante à triompher du vaisseau qui le conduit. Arrivé au port où il doit débarquer nos troupes, ce vaisseau vomit un soldat par chacun de ces sabords qui laissaient autrefois passer la gueule d’un canon, et s’il lui est interdit aujourd’hui de prendre une part glorieuse au combat, il aura souvent encore quelque droit à revendiquer une part de la victoire. La nombreuse flotte de transports à vapeur que possède la France constitue un complément, indispensable de notre puissante armée par la prodigieuse mobilité qu’elle peut lui communiquer en temps de guerre.