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Parmi les remèdes proposés pour accélérer la transformation de l’Irlande, il en est deux que lord Dufferin combat avec une juste vivacité. Le premier émane de M. Bright. Par ce projet, les paysans irlandais seraient autorisés à acheter les propriétés possédées en Irlande par des Anglais au moyen d’avances faites par le gouvernement. On veut que les Anglais cessent de posséder des terres en Irlande et que la propriété du sol se divise. Obtenu naturellement, ce double changement pourrait avoir ses avantages ; mais ce qui paraît tout à fait inadmissible, c’est le moyen. Employer les impôts payés par la nation anglaise à expulser les Anglais du sol de l’Irlande, frapper entre leurs mains leurs propriétés d’interdit, raviver la guerre des deux nationalités, créer artificiellement une classe de petits propriétaires hostiles, et pour cela se jeter dans les embarras d’une opération financière immense, quelle entreprise ! C’est se faire soi-même fenian pour échapper au fenianisme. « Si M. Bright, dit ironiquement lord Dufferin, peut persuader au contribuable anglais d’y consentir, je ne m’oppose point pour ma part à l’expérience. »

Malheureusement, en réfutant ce projet révolutionnaire, lord Dufferin va plus loin qu’il n’était nécessaire ; il conteste les avantages de la petite propriété considérée en elle-même. On le voit avec regret avoir recours à un argument qui, pour être familier à beaucoup d’écrivains anglais et français, n’en est pas plus juste : il présente la division du sol en France comme la cause de l’état arriéré de notre agriculture. On ne saurait trop le répéter, la division de notre sol n’est pas aussi grande qu’on le croit communément. Un tiers seulement du territoire appartient à la petite propriété, et dans les deux autres tiers on trouve encore bon nombre de terres de plusieurs centaines et même de plusieurs milliers d’hectares. Ensuite la portion la plus divisée de notre sol n’est pas la plus mal cultivée, bien loin de là. On peut affirmer qu’en règle générale les terres de la petite propriété sont deux fois plus productives que les autres, de sorte que si cet élément venait à nous manquer, notre produit agricole baisserait sensiblement. Les vraies causes de notre infériorité agricole ne sont pas là ; elles sont dans notre organisation militaire, financière et administrative, qui épuise les campagnes d’hommes et de capitaux, et qui les épuiserait plus encore sans le contre-poids de la petite propriété.

Ce qui est vrai, c’est que, même en France, où l’utilité agricole et sociale de la petite propriété est ancienne et incontestable, il serait funeste de la multiplier par le moyen que recommande M. Bright. Toute intervention violente dans la constitution de la propriété est mauvaise en soi, même quand on poursuit un but utile. On cite la vente des biens du clergé et des émigrés pendant la révolution française. J’ai essayé de démontrer ailleurs que cette vente n’a nullement eu les effets qu’on lui prête, et que les conséquences ont été fâcheuses pour l’agriculture et la propriété. Ceux qui trouvent la propriété trop concentrée en Irlande, et je suis de ce nombre, doivent désirer qu’une pareille crise lui soit