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rien ne pourrait empêcher les pots-de-vin exorbitans que tout postulant à une ferme offre au détenteur pour le remplacer. La question se représenterait toujours la même, car le mal n’est pas dans la propriété, il est dans l’extrême concurrence des cultivateurs pour la possession du sol. On mettrait le tenancier primitif à la place du propriétaire, voilà tout.

Au surplus, en repoussant toute confiscation plus ou moins déguisée, lord Dufferin reconnaît qu’il y a quelque chose à faire pour améliorer la condition du tenancier. Un bill présenté par le dernier cabinet donne, suivant lui, la meilleure solution du problème. D’après ce bill, le propriétaire serait tenu de racheter au tenancier sortant, à moins de conventions contraires, les améliorations dont l’effet ne serait pas épuisé, unexhausted improvements. C’est la bonne forme du tenant right. Elle présente pourtant des difficultés dans l’application. Qu’est-ce qu’une amélioration dont l’effet n’est pas épuisé ? Comment apprécier ce qui en reste ? Un fermier peut très bien faire des dépenses mal entendues, qui ne constituent pas de véritables améliorations ; le propriétaire ne peut être tenu de lui rembourser les frais inutiles ; il y a là matière à de nombreux procès, on peut y échapper par des conventions spéciales. Voilà pourquoi la liberté des parties doit rester entière. Lord Dufferin fait d’ailleurs remarquer que la charge peut devenir considérable pour les propriétaires. Il y a, dit-il, en Irlande telle propriété qui compte 4,000 tenanciers ; que chaque tenancier fasse par an une dépense de 10 liv. sterl. (250 fr.), le propriétaire peut se trouver, au bout de cinq ans, en face d’une réclamation de 200,000 livres sterl. (5 millions).

Ces exemples montrent quels graves problèmes s’agitent en Irlande, et, encore un coup, le livre de lord Dufferin ne traite qu’un sujet spécial ; tout ce qui touche à l’organisation politique et religieuse reste en dehors. L’Irlande est depuis longtemps la principale difficulté du gouvernement anglais ; elle va probablement jouer un grand rôle dans la session qui vient de s’ouvrir. Le mot d’ordre des Irlandais est toujours plus ou moins le cri de l’ancienne agitation : l’Irlande pour les Irlandais ! L’Angleterre ne peut pas donner complètement satisfaction à ces réclamations ardentes, qui entraîneraient une séparation de fait ; mais elle paraît disposée à faire tout ce qui est possible et raisonnable pour effacer les traces d’une oppression séculaire. Partout ailleurs on pourrait dire que le mal est incurable ; il n’y a pas de mal incurable pour les nations qui savent être libres. Le même esprit de conciliation hardie qui a inspiré le nouveau bill de réforme inspirera sans doute les résolutions de l’Angleterre à l’égard de l’Irlande, et les justes griefs de l’île sœur seront réparés sans toucher au principe fondamental de l’union et au principe plus fondamental encore de la propriété.


LÉONCE DE LAVERGNE.