Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/1024

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une contrainte, comme une nécessité, cet avantage m’est plus précieux que la faculté stérile de pouvoir agir dans les mêmes conditions tantôt d’une façon, tantôt de l’autre. Je rends grâces au créateur de ce que je suis contraint, contraint au bien. Le beau privilège d’être soumis à une puissance aveugle qui ne suit aucune règle ! En serais-je moins le jouet du hasard parce que ce hasard résiderait en moi ? » Jacobi n’a donc rien inventé ; de son propre aveu, Lessing était déterministe. Cet homme qui a tant voulu ne croyait pas que sa volonté fût à lui ; ce grand apôtre de la liberté n’admettait pas qu’il fût libre, — en quoi il s’accordait avec les stoïciens, avec Luther, avec Calvin, avec Pascal, avec les héroïques puritains qui ont fondé de l’autre côté de l’océan la société la plus libre qui ait jamais été. Si on avait demandé compte de cette apparente contradiction à tous ces hommes de grande figure et de grand caractère, ils auraient répondu : Nous ne voulons pas parce que nous voulons vouloir, nous voulons parce que nous sommes forcés de vouloir.

Ce n’est pas son déterminisme qui fait l’originalité de Lessing au XVIIIe siècle. Si l’on excepte Kant, Rousseau et Jacobi, ce demi-Rousseau allemand, tous les grands penseurs ses contemporains ont professé plus ou moins ouvertement cette doctrine. Toutes les fois que Voltaire a sérieusement philosophé, il s’est prononcé contre la liberté d’indifférence ; il a été sur ce point plus net encore que Lessing. Qu’on étudie ses ouvrages philosophiques, qui sont trop peu lus, le Philosophe ignorant, le Principe d’action, Tout en Dieu, les articles de son Dictionnaire sur l’homme, sur le destin, sur la liberté, son Dialogue de Sophronime et d’Adelos, partout il enseigne le déterminisme avec cette éloquente clarté qui ne le quitte jamais. Il déclare que la liberté de l’homme consiste dans son pouvoir d’agir, et non pas dans le pouvoir chimérique de vouloir vouloir[1], — qu’il est impossible qu’il veuille sans motif parce qu’il n’y a pas d’effet sans cause, — que, même en jouant à pair ou non, nous nous

  1. Nous voyons par une lettre d’Élisa Reimarus (28 août 1776) que Lessing cherchait à la convertir au déterminisme, et qu’il lui représentait que nos pensées ne nous appartiennent point. Voltaire a dit aussi : « Personne ne peut savoir quelle idée lui viendra dans une minute. » Principe d’action, IX. « J’ai une âme qui raisonne beaucoup, et mon chien ne raisonne guère. Il n’a presque que des idées simples, et moi j’ai mille idées métaphysiques. — Eh bien ! vous êtes mille fois plus libre que lui, c’est-à-dire que vous avez mille fois plus de pouvoir de penser que lui, mais vous n’êtes pas libre autrement que lui. » Dictionnaire philosophique. (Liberté.) — Dans le traité de métaphysique qu’il avait composé pour Mme du Châtelet, Voltaire combattait le déterminisme. Dans le Philosophe ignorant, où il l’établit, on lit ces mots : « L’ignorant qui pense ainsi n’a pas toujours pensé de même ; mais enfin il est contraint de se rendre. » (Chap. XIII.)